samedi 29 mai 2010

Mémoires d'un enseignant 8

Les jours se suivent et se ressemblent, à Oualata. Le programme était toujours le même. Je faisais la navette entre l’école, l’infirmerie, la Poste, la brigade de gendarmerie, la perception du Trésor, l’Elevage et le poste de garde. Un rituel quotidien. Le soir, accompagné de quelques amis d’infortune, un détour au campement Nmadi, à quelques centaines de mètres au sud de la ville, n’était jamais de trop pour se régaler de belles complaintes magnifiant l’œuvre du Prophète (PSL) et l’occasion, pour les plus téméraires, d’improviser une rencontre, douteuse, entre l’ensemble Nmadi et telle ou telle tribu du pays. L’école comptait six instituteurs et un directeur. A 22 ans, tout juste, j’étais le benjamin du groupe. Deux enseignants, Ahmed Baba Moktar et Mohamed Lemine m’ont particulièrement marqué. Le premier, devenu, par la suite, inspecteur, par son intelligence et son application. C’était l’archétype de l’enseignant-modèle. Ses rapports avec les élèves, son dynamisme, sa vocation et son amour pour le métier le prédestinaient à gravir de hautes responsabilités dans le domaine qu’il s’était choisi.

Poète, «M’Ghani», carrément étourdi, il ne manquait jamais l’occasion de jouer au ballon, avec les élèves de sixième année, ou de reprendre un «chor», le soir au clair de lune, quand quelques filles, rebelles aux traditions oualatoises, jouent à la «Chenna». Le second, par son sérieux exagéré et son observance, scrupuleuse, des moindres détails de la tradition maure. Pour l’avoir surpris, une fois, à croquer un bout de biscuit, les élèves l’avaient affublé du sobriquet vexateur de «Goueyita». Depuis, aucune allusion à tous les biscuits du monde n’était plus permise. A défaut de pain, casse-croûte préféré des enseignants, surtout accompagné d’arachides, impossible de commander des biscuits, fussent-ils Sarakolé, sans risquer de mettre notre collègue dans tous ses états.
Fils d’un grand érudit de la ville, Mohamed Lemine maîtrisait, parfaitement, le Coran et ses sciences. Comme le vieux Batti, malgré la différence d’âge, jamais, pour lui, les hommes ne sauraient être égaux. C’est, à son entendement, plus qu’une apostasie de le prétendre. Les versets et les hadiths qu’il récitait, mécaniquement, le prouvaient, sans discussion possible. Généralement, le directeur confiait, en son absence, l’école à moins ancien que lui. Jamais, Mohamed Lemine ne pardonnera cela, ni à l’un ni à l’autre. Parfois, le directeur partait chasser l’outarde et la gazelle à bord de sa Land Rover, armé de deux fusils Mauser et accompagné des frères Hmeyda et Cheikh Ahmed, l’un guide, l’autre ancien garde, pour qui le désert n’a aucun secret. Je ne comprenais pas la situation, assez confortable, du directeur. Belle maison en pierre, dizaine de chamelles, vaches et troupeau de chèvres. Un jour, pendant que nous discutions tous deux, dans son bureau, je lui posai la question suivante: «comment, monsieur le directeur, pouvez-vous posséder une voiture, alors que le salaire d’un instituteur lui permet à peine de survivre?» Je revois encore son sourire. «Tout ce que j’ai maintenant, voiture, bétail, maison, je l’ai acquis alors que je touchais à peine dix mille ouguiyas par mois, dans la seconde moitié des années 70, mes premières années de service. Aujourd’hui, mon fils, mon salaire de plus de 30.000 ouguiyas – c’était en 1988 – ne couvre pas les charges ordinaires de ma modeste famille.»
Curieusement, mon meilleur ami était un vieux garde à quelques années de la retraite. Bedda, c’est son nom, résidait à Oualata depuis dix ans. Il pouvait passer deux ans sans sortir de la ville. Ainsi, son village d’Ajouer, au Trarza, attendrait encore. Souvent, le soir, après le dîner, Moktar et moi, partons le voir. Autour d’un thé, Bedda nous régale de ses multiples anecdotes moissonnées par plus de trente années de carrière militaire peu brillante (toujours garde-«élégue», premier échelon). Son rire sarcastique traverse la nuit, faisant apparaître, à la lumière hésitante d’une lampe-tempête, une bouche d’où le temps a extorqué quelques dents.
En cours, j’étais ce que les enfants appellent un instituteur «méchant». Un jour, dans la classe de troisième année, Abdallahi Ould Marwani, devenu, depuis, un brillant ingénieur, subit mon ire, bien qu’il fût brillant élève. Choqué, son père, Sidi Mohamed Ould Marwani, un ancien moniteur, qui était, selon ses anciens élèves, d’une sévérité implacable, débarqua en catastrophe à l’école, juste après le début de la récréation. Protestations dans le bureau du directeur. Le doyen exigeait des excuses officielles, en vertu des dispositions de l’article 17 de l’arrêté 701 de 1968 qui interdisent, clairement, le châtiment corporel. Il venait, subitement, de se rappeler les clauses d’une législation scolaire qu’il n’avait, lui-même, jamais observées, du temps de ses années de service. Certainement malgré lui, le directeur eut l’imprudence de me convoquer, en vue d’un face à face insoutenable. Je m’en pris, en vrac, au directeur, à l’école, aux élèves et à leurs parents. Je regrette, encore, cette sortie impolie mais la fougue de ma jeunesse, mon inexpérience et la maladresse du directeur y furent, certainement, pour beaucoup. (A suivre)

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