samedi 29 mai 2010

Mémoires d'un enseignant 19

J'ai exercé juste quelques mois dans le village d'Agoueinitt. Mais, malgré cela, je connus pratiquement tout le monde. Contrairement à mes autres collègues, je profitais de mes heures de repos pour me pavaner de maison en maison. Un thé par ci, un zrig par là. Parfois, même, je surprenais l'unique boucher du hameau en pleine grillade. Vous imaginez la régalade, alors! Un thé chez Magassa, un vieil infirmier retraité d'origine malienne, installé, à Agoueinitt, depuis cinquante ans, n'était jamais de trop. Pendant des heures, celui-ci me racontait, dans un Hassaniya approximatif, piqueté, çà et là, de mots français, les épisodes de sa longue carrière d'infirmier de brousse. Ancien planton d'un colon toubib, le vieux Magassa soulageait, grâce à une expérience de plusieurs décennies, les villageois et leur épargnait, ainsi, l'éprouvant voyage vers les rares centres de santé de la région, sauf pour les cas extrêmes. Malgré son âge, 60 ans largement dépassés, il continuait à traîner, inlassablement, son cartable où médicaments de toutes sortes et de toutes provenances côtoyaient vieille blouse, trousse, stéthoscope et effet de tabac.

Au mois de mai de l'année scolaire 91/92, je rentrai à Nouakchott, après m'être assuré que je n'étais, ni de loin ni de près, concerné par les modalités du concours d'entrée en sixième. Tumultueuses vacances car, au bout de quatre mois, mes continues et diverses manœuvres pour être affecté du Hodh Chargui s'avérèrent infructueuses. L'année suivante, j'ai été affecté, sur ma demande, dans la moughataa de Bassiknou, chez les Oulad Daoud. L'école où je devais servir était située à quelques kilomètres (19 exactement) de Fassala Néré, soit à peine à plus d'une vingtaine de kilomètres du Mali. C'était l'école fondamentale d'edebaye Mansour. Un gros village en banco dont le chef, El Mahjoub, était un homme encore imposant, malgré son âge, assez avancé. Sa femme, Fatimetou Zahra, une véritable "grande royale", entretenait un embonpoint somptueux qui en disait long sur le faste du milieu où elle avait grandi. Leur unique fils, Mohamed, dit Ehelna, possédait, à vingt ans, force vaches, chameaux et troupeaux de chèvres. Mansour était un des rares riches adwabas de Mauritanie et, sûrement, le village le plus nanti de la zone. Les autres localités de Kleiva, Khairelgani, Terbekou et autre Kossana gravitaient autour de lui. J'y ai débarqué, la première fois, d'une Land Rover 110 appartenant à un projet d'élevage qui intervenait dans la zone et dont le coordinateur, l'ingénieur El Joud Ould Salek, était un ami. Nous arrivâmes aux environs de 19 heures. Juste au moment où les troupeaux revenaient du pâturage. L'ambiance était indescriptible. Meuglements d'enfer, poussière suffocante, à la lueur enfumée des feux incandescents des ménages. Aux abords de la tente dressée devant la maison du chef de village, Fatimetou Zahra, drapée dans une belle melehfa, finissait ses prières du crépuscule. Après avoir égrené son chapelet, elle nous salua chaleureusement et, avec une autorité remarquable de naturel, ordonna à une jeune femme de commencer les rituels de l'étranger. Aussitôt, des calebasses de lait frais et des verres de thé nous furent servis. A quelques mètres de nous, au coin de la zériba des agneaux, un homme s'affairait à dépecer un mouton. Nous étions, maintenant, bien à l'aise. L'odeur de la viande grillée embaumait l'air, attirant, des quatre coins du village, hommes et femmes venus, prétendument, saluer, "à chaud", les visiteurs. Il faut dire que "refroidir le salut" de l'étranger est fortement déconseillé, dans la tradition maure. Vinrent les présentations. Mon ami El Joud était très connu dans la zone et c'était de moi, surtout, qu'il s'agissait. Mon statut de maître d'école ne suffisait pas. Je devais répondre aux traditionnelles questions. Desquels de nos frères es-tu? Allusion à ma tribu. Wakhyertt. Un compliment qui ne veut rien dire, puisque, de toute façon, c'est la réplique standard à la moindre présentation. De quelle région? Et comme, en Mauritanie, la vie privée fait partie de la vie tout court, ma situation familiale, le nom de ma femme, le nombre de mes enfants m'ont été demandés, naturellement, simplement, naïvement. La veillée de la première nuit dura jusqu'aux environs de 23 heures. Sans aucun protocole, chacun s'endormit à la place où le sommeil le prit, dans un vaste espace dégagé, caressé par la brise froide d'un mois d'octobre finissant…

Mémoires d'un enseignant 18

Nous sommes, maintenant, six instituteurs vivant, entièrement, aux dépens du maire d’une petite commune rurale sans revenus notables. Les femmes et les jeunes filles de la maison sont comme tenues en otages, par la présence d’hommes avec qui aucun lien d’aucune nature ne les lie. Pourtant, l’école, construite depuis les années cinquante, dispose d’un spacieux logement de plusieurs pièces, assorti de latrines. Sincèrement, malgré toute la sollicitude dont nous entourait la famille, je n’étais pas à l’aise. Je n’avais que vingt heures de cours par semaine mais je passais tout mon temps à l’école, sans rien faire. Après trois jours au sein de la charmante famille du maire, je dis à mes collègues mon intention d’aller vivre à l’école. Lorsqu’il l’apprit, feu Hamme se mit dans tous ses états. Mais il comprit, ensuite, les raisons de mon déménagement. Mon exemple fit tache d’huile et, bientôt, nous fumes bien installés, mes collègues et moi, dans l’enceinte de l’école. La bonne que Hamme nous avait affectée nous gavait de riz et de couscous, artistiquement préparés, contre à peine 4000 ouguiyas que chacun de nous versait, mensuellement. Nous étions, enfin, libres de nos mouvements, nous passions nos commandes de zrig, de thé et même de casse-croûte, sans gêne. Les membres de l’honorable famille Ehl Cheikh Saad Bouh, pouvaient, maintenant, loin des regards indiscrets de quelques intrus, se mouvoir, eux aussi, librement. Le petit village d’Agoueinitt était paisible. Sa petite mosquée et sa célèbre mahadra se dressaient à quelques pas de l’école. Les habitants d’Agoueinitt étaient loin d’être aussi pauvres que ceux de Vir El Ketane. Des petits commerçants, des propriétaires de petits périmètres maraîchers, de stoïques citoyens qui attendaient, avec fatalisme, la baraka. Les instituteurs, à part le directeur, le doyen Ismail Ould Yedali et moi-même, provenaient, tous, d’Ehl Gueble, entre le Trarza et le Brakna. Cette appartenance géographique est, souvent, l’objet d’une grande animosité entre gens de l’Est (Charg), connus pour leur simplicité et leur authenticité, et les autres, plus enclins à la modernité et à l’adaptation. J’allais régulièrement à Nema. Sans problème, car la Land Rover du village faisait plusieurs navettes journalières. Généralement le week-end, quand je restais au village, je donnais des cours de rattrapage, en français, à mes élèves. Gratuitement, une façon, pour moi, de passer le temps. Contrairement aux autres collègues, ceux d’Agoueinitt ne savaient jouer ni aux cartes ni aux dames et moins encore au scrabble. Pour eux, seule l’information sur les ondes de la British Broadcasting Corporation (BBC) comptait. Ils étaient, tous, des pro Saddam Hussein. L’un d’eux connaissait, par cœur, tous les principes et théoriciens du parti Baath. Il nous tympanisait, à la moindre occasion, avec les citations tirées, à tort et à travers, du livre de Michel Avlaq, «Vi Sébil El Baath». Un autre, devenu peshmerga tout en restant instituteur, était particulièrement intéressant. Je me rappelle, encore, de son unique veste qu’il a portée, tous les jours ouvrables de l’année scolaire 92/93. Chaque matin, la recherche de son pantalon qu’il avait négligemment jeté, la veille, au retour de l’école, constituait une véritable torture. Tous les matelas étaient, alors, mis sens dessus dessous, pour retrouver le pantalon de Yacoub. Après d’âpres recherches, auxquelles prenait part, généralement, tout le groupe et même, parfois, la bonne, le caleçon, très froissé, était déniché, tantôt sous un des matelas, tantôt dans un coin de la cuisine. Comme son pantalon, la radio de Yacoub le fatiguait. Féru d’information, il menait une bagarre incessante contre le vent qui arrachait, chaque jour, son antenne, placée, très haut, sur le toit de la maison. Il nous faisait, parfois, attendre une demi-heure, assis autour du plat, occupé qu’il était à rattacher le fil de son antenne, là-haut. Un jour, alors que nous venions juste d’achever nos cours, le domestique de Hamme vint nous prévenir que le hakem de la moughataa de Nema nous attendait dans la maison du maire. La chaleur était suffocante. Que pouvait bien chercher cette haute autorité? Mais bon, c’était le patron. A ce titre, mes collègues décidèrent de se présenter à lui. Moi, non. De mon point de vue, c’était à lui de venir nous voir, à l’école. Heureusement pour moi, personne ne demanda la raison de mon absence à la convocation. De retour, mes amis m’informèrent que le hakem leur avait demandé de participer aux aides en faveur de l’Iraq. Dans sa voiture, il y avait, déjà, pêle-mêle, des cabris, des coqs, des feuilles de baobab, de la gomme arabique, etc., dons des habitants d’autres villages visités pour cette mission, rocambolesque, du reste. C’est, manifestement, contre leur gré et grognons que les instituteurs remirent, au hakem, des chèques au montant proportionnel à leur degré d’allégeance au parti Baath. Pour une fois, l’insubordination m’avait servi à quelque chose. J’étais le seul sur sept enseignants à ne pas avoir déboursé une ouguiya pour une cause dont je n’étais, d’ailleurs, pas très convaincu. Le hakem envoya-t-il colis, argent, cabris, coqs, gomme arabique, feuilles de baobabs, pain de singe, à Saddam et à ses combattants? Allah seul sait.

Mémoires d'un enseignant 17

J’ai passé deux ans dans le ‘’charmant’’ village de Vir El Kitane. Certains de mes élèves, recrutés à mon arrivée, étudiaient, maintenant, dans les collèges de Nema ou d’Amourj, selon leur convenance. J’étais devenu un homme de Vir El Ketane. On me demandait mon avis, même dans les choses extrascolaires. Mariages, baptêmes, invitations occasionnelles, Elgaray ou Sambe, comme aimaient m’appeler, affectueusement, les villageois, était, systématiquement, sollicité. J’aurais pu rester, encore, quelques années, si le directeur régional de l’enseignement fondamental n’avait pas décidé, pour plaire aux Oualatois, de me réaffecter à Oualata. Ce fut lors de la rentrée scolaire 92/93. Selon les explications du DREF, il me fallait poursuivre le bon travail que j’avais entamé dans la vieille ville historique. Mais en réalité, la raison était que, depuis mon départ, l’école de Oualata manquait d’un instituteur francisant. Hbib, qui devait m’y remplacer, avait refusé, catégoriquement, de s’y rendre et les puissants parents d’élèves de Oualata menaçaient d’aller jusqu’au bout, pour «avoir» un enseignant de français. Alors, récupérer l’instituteur de Vir El Ketane et le renvoyer combler le déficit oualatois était la solution en faveur de laquelle toutes les considérations plaidaient. C’était une époque ou les instituteurs de français n’étaient pas légion et c’était un privilège que d’en disposer. Grâce à un ami, j’appris la décision arbitraire du DREF et me rendis, aussitôt, à la direction régionale pour confirmation. Effectivement, l’instituteur de français, Sneiba Ikary, matricule 46803 X, devait, en vertu des affichages officiels, (re)servir à Oualata. Sans trop de commentaires, j’affirmais, de vive voix, au directeur régional que je ne retournerai plus jamais à Oualata. Les menaces de répression pour insubordination, alliées aux bons offices entrepris par quelques bonnes volontés, ne suffirent pas à ébranler ma détermination à refuser une si flagrante injustice. Pendant les trois premiers mois de l’année scolaire, je suis resté à Nema. Chaque jour, je venais boire le thé avec le personnel de la direction régionale. J’étais «insuspensible» parce que j’étais physiquement présent. Je rencontrais, régulièrement, des parents d’élèves de Vir El Ketane, à la recherche d’un enseignant pour leur école dont les élèves avaient commencé à reprendre leurs vieilles habitudes. Un jour, alors que je discutais avec un collègue à l’ombre du mur de la DREF, le directeur envoya me chercher. Il était seul dans son bureau. L’épaisse fumée d’une cigarette largement consumée empestait la salle. «Bon», me dit-il, «je vais t’envoyer à Agoueinitt, le meilleur poste de la wilaya».

Le village en question se situe à 30 kilomètres à l’ouest de Nema. Ce sont des Taleb Moktar, une honorable famille d’Ehl Cheikh Saad Bouh, sur laquelle des groupes de toutes les provenances et de toutes les communautés sont venus se greffer. Effectivement, c’était, pour les enseignants et les infirmiers, un poste de choix dont l’obtention requerrait une intervention de poids. La raison de cet «amour» démesuré est toute simple. C’est qu’habituellement, le maire de la commune, feu Hamme Ould Cheikh Saad Bouh, prenait en charge, dans sa légendaire générosité et jusqu’au moindre détail, tous les besoins des fonctionnaires affectés dans son village. A l’époque, une Land Rover était spécialement destinée à leurs fréquents déplacements. L’école d’Agoueinitt est l’une des plus anciennes de la wilaya. Elle date des années cinquante. Des instituteurs célèbres, comme feu le colonel Cheikh Ould Boyda, y ont servi. Un jour, que je regardais dans les archives de l’école, je découvris un rapport de fermeture de l’année scolaire 56/57, rédigé, dans un excellent français, par le directeur de l’école, Cheikh Ould Boyda, et envoyé à l’inspecteur chargé de l’enseignement primaire, basé à Saint-Louis. Dans la partie équipements, le rapport mentionnait des réfrigérateurs, des cuisinières à gaz, des armoires et bureaux… Cinquante-cinq ans après, combien d’écoles urbaines de Nouakchott, de Nouadhibou, de Rosso et autres Kaédi, Aleg ou Kiffa manquent-elles de table-bancs? Quelqu’un a remarqué que la Mauritanie avançait à reculons. C’est, peut-être, vrai.

J’ai débarqué à Agoueinitt, pour la première fois, un jour de janvier. Le chauffeur de la Land Rover qui dessert le village m’avait amené, directement et sans prendre mon avis, chez feu Hamme. Là, je me retrouvai confortablement installé dans le vaste salon de la belle maison, avec les cinq autres instituteurs étrangers au village. En vrac, quelques restes de pain, une calebasse à moitié pleine de zrig, des livres, des cahiers, des ustensiles de thé fraîchement rangés…

Mémoires d'un enseignant 16

Les vacances de fin d’année approchent à grands pas. Dans les écoles de brousse, leur date dépend de beaucoup de facteurs dont, surtout, les relations du maître avec les parents, la dernière visite de l’inspecteur et des conditions locales de vie. Mais, dans tous les cas, les instituteurs des adwabas et des campements partent généralement en vacances dés le début du mois de mai. Le retour à Nema relève d’un véritable parcours de combattant.

Pour moi, il me fallut attendre mon ami Chriv Ould Mohamed Vall, le «prestigieux» enseignant de la riche localité de Che’be, qui me prit derrière lui, sur son chameau, jusqu’au premier garage de voitures. La veille de mon départ, tous les villageois se réunirent, exceptionnellement, chez moi. Il fallait me dire au revoir. Mon correspondant qui ne revenait, habituellement que vers 22 heures, était déjà là. Le thé coula à profusion, accompagné, pour la circonstance, d’un kilogramme d’arachides. Les taquineries et les anecdotes fusaient de toutes part. La lune était sereine, nimbant les contours du village d’une lumière diaphane. Même le dîner était spécial. Une grande calebasse de couscous de mil, arrosé d’une sauce à base de viande sèche que la vieille Mama, mère d’Ahmed Sambe, le jeune chef du village, réserve, habituellement, aux visites des «grandes personnalités» (marabouts, gendarmes en visite secteur, agents des impôts, inspecteurs, vaccinateurs d’élevage ou du programme élargi de vaccination). Pour une énième fois, le septuagénaire Boujdilla me racontait, dans les détails, comment Messaoud Ould Boulkheir avait été kidnappé, ici, aux confins de Vir El Ketane, pour être livré, à la place du fils de son maître, aux précepteurs blancs de l’école des fils de chefs de Nema. Le vieux Boujdilla entendait, encore, les lamentations d’une mère, affligée mais courageuse, qui n’eut de répit que lorsqu’elle apprit, par la bouche d’un Bambara très averti, que l’école, si méprisée par les grandes notabilités, prédestinait son fils à un grand avenir. Avec émotion et rage contenue, Boujdilla et les autres relataient les dures pratiques et les rapports vexatoires qui prévalaient, entre maîtres et esclaves, à cette époque. Soixante années plus tard, beaucoup d’eau avait coulé sous les ponts. La situation avait beaucoup évolué. Pourtant, le village de Vir El Ketane n’était, encore, qu’un amas de hangars, dépourvu du moindre service de base. La nuit avançait lentement. Les villageois se retirèrent, un à un, non sans insister sur leur principale doléance: me revoir, parmi eux, l’année prochaine. Au loin, à l’autre bout du village, un groupe de jeunes chantaient au son d’une flûte et d’une chenna – instrument de musique traditionnelle maure, une sorte de tamtam – les louanges du Prophète (PSL). Je ne dormis pratiquement pas.

Le lendemain, mon ami Chriv, confortablement assis sur le dos de son chameau, vint me prendre en croupe. Le voyage, vers le bout de la route des voitures, dura trois heures. Un jeune Hartani nous suivait à pied. C’est lui qui ramena la monture à Che’be. Nous attendîmes deux interminables heures, avant d’embarquer à bord d’une vieille Land Cruiser en provenance de Djeguenyaye. Treize heures passées, déjà et Nema était à plus de 45 kilomètres. La voiture revenait d’un marché hebdomadaire. En plus d’une dizaine de passagers, elle transportait toutes sortes de marchandises: sacs de pain de singe, bouteilles de beurre, mil, feuilles de baobab, gomme arabique, tablettes sculptées, tissus du Mali, balais, cordes et même une selle de cheval…

Comme j’étais parmi les instituteurs retenus pour la surveillance et la correction du concours d’entrée en sixième, je dus rester presque un mois, encore, à Nema. Pour se promener sans risque en ville, la prudence recommandait de bien nous couvrir d’un turban à la targui, afin de ne pas être reconnu par quelqu’un de la direction régionale de l’enseignement fondamental et risquer, ainsi, de se faire suspendre, pour abandon de poste. L’ordinaire de notre séjour injustifié – plusieurs semaines – en l’attente des examens, c’était des parties de cartes, des vadrouilles, incessantes, à travers la ville, des thés et casse-croûtes dans les boutiques tenues par de belles jeunes filles, au marché central qui jouxte les quartiers d’Ideylba et de Koulba. Normalement, corrections et surveillances, confondues, ne duraient que cinq jours, au plus. Et vivent les vacances! Trois ou quatre mois de désoeuvrement au bout desquels les instituteurs reprennent les chemins de leur wilaya respective, après d’âpres et vaines tentatives de ré-affectations en des lieux plus amènes.

Mémoires d'un enseignant 15

J’étais déterminé, au bout de cette première année, à faire acquérir le maximum de connaissances à ma classe aux niveaux si variés. Peu à peu, les parents avaient repris confiance, au point que certains venaient, parfois, demander des nouvelles des études de leurs enfants. D’autres ne les envoyaient plus en mission informelle de travail sans mon aval. C’était là un bon indice et une preuve du satisfecit des gens de brousse envers leur enseignant. Pendant plusieurs mois, je ne reçus pratiquement aucune visite officielle. Le village était pauvre, enclavé et n’avait «produit» aucun haut cadre. Rien n’encourageait, donc, l’administration administrative, sécuritaire, ni même pédagogique à s’y rendre.
Pourtant, un jour de vendredi, alors que j’étais au puits pour «tuer» un peu de mon temps entre les discussions de Boujdilla, Hamadi, Teslem, et autres ménagères venues s’approvisionner en eau, un de mes élèves vint, en courant, me prévenir que des hommes à bord d’un camion m’attendaient à l’école. C’était une mission régionale de la direction des cantines scolaires venue livrer la dotation du dernier trimestre, à quelques semaines de la fermeture des classes. Ils étaient deux dont un instituteur que je connaissais parfaitement. Apparemment, ils étaient si pressés qu’ils n’attendirent pas le thé. Rapidement, leurs manœuvres débarquèrent les produits pour l’école de Vir El Ketane. Au moment de signer, je remarquai que la quantité débarquée ne correspondait, pas exactement, à celle consignée dans les documents à parapher. Selon les fournisseurs, le reliquat aurait servi, avec celui de plusieurs centaines d’écoles – soit des centaines de tonnes de blé, de riz, d’huile et d’autres produits – à assurer le transport. La confusion, la précipitation et l’opacité des propos de mes interlocuteurs trahissaient, à l’évidence, des manœuvres dilatoires. Devant ma mine suspicieuse, l’un d’eux me dit, en souriant: «Tu as les salutations du DREF» [le Directeur Régional de l’Enseignement Fondamental]. Tout était dit. Le message était, on ne peut plus, clair. Comme l’école n’avait pas de magasin, je fus obligé de garder la dotation chez mon ami le commerçant. Cela, je le sais, fut la source de toutes les suspicions et de tous les commérages. L’utilisation des produits de la cantine scolaire n’a pas failli aux usages qui prévalaient à travers le pays, à l’époque. Quelques journées de cuisine à l’école, en guise de justifications. Quelques «cadeaux», aux plus tonitruants et quelque peu avertis des gens du village, et une bonne partie dans les «intérêts» de l’école dont l’instituteur est le premier garant. Souvent, les enseignants de brousse qui travaillaient dans des localités voisines se rendaient mutuellement visite, pendant les jours de repos hebdomadaire. Ceux qui officiaient dans des villages relativement riches recevaient les visites régulières des autres. Ainsi, nous étions sûrs de manger, au moins une fois par mois, de la viande fraîche que le correspondant de notre collègue, en égard au droit des étrangers, était obligé de disponibiliser. Le village de Chea’be était, à ce titre, la destination privilégiée des instituteurs de Vir El Ketane, Bouanze, Magta Teychtaye et autres. Son instituteur était particulièrement gâté. Il mangeait, régulièrement, de la viande et du pain, buvait du lait de vache ou de chamelle, à sa guise, voyageait à Amourj à dos de chameau harnaché et s’était, même, permis le luxe de marier la fille du riche commerçant qui l’hébergeait. La visite durait, généralement, 48 heures. L’événement constituait la principale actualité du village. «L’instituteur reçoit ses collègues des environs !» Certains hommes surseyaient à leurs activités, tout le temps de notre séjour. C’était l’occasion, pour eux, de discuter avec plus informés qu’eux. Et comme beaucoup n’avaient jamais vu «l’autre Mauritanie», quelle opportunité d’échanges sur les tribus, leurs us et coutumes, refaire l’histoire et le monde! En deux jours! Une enquête informelle était ainsi engagée. Chaque enseignant faisait une communication sur sa tribu, sa région, sa famille, au besoin. La bienséance, le savoir-vivre et l’hospitalité, généreuse, des gens du village déliaient les langues des hôtes, tout heureux de savourer, à satiété, une viande préparée par les mains, expertes, de femmes encore sous les ordres, de boire un zrig, exquis, à base de lait de chamelle. Après deux jours pleins, chaque instituteur revenait à son école se replonger dans les trivialités quotidiennes, en espérant une autre occasion de noyer ses soucis, en attendant la fin de l’année scolaire.

Mémoires d'un enseignant 14

Déjà plus d’un mois que je suis à Vir El Ketane. Je me suis vite adapté à la précarité et à la misère du village. Après tout, je suis fils de paysan. Beaucoup de choses ne me sont pas trop étrangères. Autant la lutte sans merci pour la survie ne m’impressionne outre mesure, autant la foi et la ferme volonté de ces hommes et femmes, déterminés à vivre honorablement, me rappellent, dans un étrange similitude de scènes, mon passé d’enfant de famille pauvre. Peu à peu, l’univers scolaire commence à se reconstituer. En théorie, la journée était discontinue: de huit heures et à midi, le matin; l’après-midi, de quinze heures à dix-sept heures. En pratique, les cours se déroulaient selon beaucoup d’autres paramètres dont, principalement, la disponibilité des élèves et les préoccupations des parents. Dans les écoles des adwabas, l’informel prévaut, le maître est roi et les parents souverains. Au fond de la classe, Moulaye Zein, un garçon de douze ans, ne semble avoir encore ni compris, ni accepté les raisons de son «incorporation». Voilà un an que son père l’avait confié à un commerçant avec qui des rapports traditionnels le liaient fortement, pour lui apprendre le métier de l’argent. Et subitement, le voici «emprisonné» entre quatre murs. Une histoire toute simple.



La vieille Mama m’affirmait que le garçon était intelligent et les archives, jaunies par le temps, confirmaient ses allégations. Selon les résultats – qui ne constituent, cependant guère, un grand gage de fiabilité – consignés par les anciens instituteurs de l’école, Moulaye comptait parmi les meilleurs élèves. Il me fallut, pourtant, plus de trois jours pour convaincre son père de le débaucher de la boutique où il travaillait comme apprenti-commerçant. Malgré ses fréquentes frasques, c’était mon élève préféré. Dans ses temps libres, il me servait de majordome. Son thé et ses essais culinaires occasionnels nous permettaient de rompre, de temps à autre, la monotonie des plats quotidiens de notre terroir. En contrepartie, je lui payais ses fournitures scolaires et lui dispensait des cours gratuits de rattrapage. De fait, il était véritablement intelligent. C’était incontestablement et de loin, le meilleur de la classe. Quelquefois pourtant, pendant les vacances hebdomadaires, fidèle à ses vieilles amours, il retournait aider son ancien patron. Une opportunité qui lui permettait de ramener, au village, certaines choses fort utiles à son séjour en brousse. Moulaye fut parmi les dix élèves qui décrochèrent, brillamment et haut la main, l’entrée en sixième, deux ans après mon arrivée à Vir El Ketane. Douze années plus tard, en 2004, dans l’enceinte du ministère de l’éducation nationale, un beau jeune homme, bien propre sur lui, me salua à deux mains, marque d’un profond respect dans la culture maure. Je ne reconnus pas mon ancien élève de Vir El Ketane. Il se présenta, alors, à moi, en sa qualité de professeur de mathématiques et de physique, en poste, depuis une année, dans un lycée du Hodh. J’étais comblé et sincèrement joyeux de découvrir que mes sacrifices n’étaient pas restés vains. Grâce à lui, j’appris que le pauvre hameau de Vir El Ketane était devenu un gros village, disposant d’une vraie école, d’une grande mosquée, assortie d’une mahadra, et que les conditions de vie s’étaient, nettement, améliorées. Le pain, la viande, le sucre, le riz et autres nourritures ne sont plus conditionnés au retour, hypothétique, de quelqu’un venant de Nema ou d’Amourj. Le village dispose, désormais, de sa petite boucherie, de sa boulangerie et de quelques boutiques qui proposent l’essentiel des besoins quotidiens. Loin, cette époque de 1990 où le village ne disposait, même pas, d’un lieu de prière. Où aucun appel à celle-ci n’était audible. Je me rappelle encore de ce jour où, sortant de classe, vers dix-huit heures, j’appris le décès d’une femme du village. La mort faisait très peur, à Vir El Ketane. Nous étions à peine quatre hommes, les autres ne reviendraient que vers vingt-deux heures. Mais là n’était pas le problème fondamental. L’histoire était qu’au village, personne ne connaissait les exigences de la toilette funèbre. Il fallait, donc, attendre la venue de quelqu’un d’un autre village, situé à plus de vingt kilomètres. L’attente fut assez longue. La nuit, très sombre. L’experte, qu’un villageois était allé chercher à dos d’âne, n’arriva qu’à vingt-trois heures passées. La toilette mortuaire terminée, il restait la prière du mort. Un autre problème. Fallait-il encore s’enquérir d’un cheikh, quelque part dans un des villages alentours ? La balle était véritablement dans mon camp. J’essayais, en complicité avec l’obscurité, de me faire oublier. «Où est le garay?», interrogea, brusquement, Ahmed Sambe, le jeune chef de la communauté, «C’est à lui de conduire la prière.» Embusqué quelques mètres plus loin, j’essayais de me remémorer les règles, floues dans ma tête, de la prière du mort. Mais comme c’était inévitable, j’ai dirigé l’oraison funèbre, en me disant que jamais l’adage: «au pays des aveugles, les borgnes sont rois»; n’avait eu meilleure raison d’être.

Mémoires d'un enseignant 13

Trois jours se sont passés, sans que l’école de Vir Ketane puisse redémarrer. Mes nombreuses réunions avec les rares parents disposés à m’écouter m’ont permis, à peine, d’en convaincre quelques-uns. Résultat, juste une dizaine d’élèves, aux âges disproportionnés, ont accepté de revenir. C’était hétéroclite. Alors que certains revenants avaient entre dix et onze ans, d’autres approchaient la vingtaine, c'est-à-dire trois à quatre ans de moins que l’âge du maître. Exceptionnellement, pour s’approcher du quota officiel requis pour l’ouverture d’une classe, je me résolus à accepter deux jeunes femmes, mères de deux enfants. Mes promesses d’accélérer l’installation de la cantine ne furent pas inutiles dans la mobilisation des parents à débaucher les enfants de leurs petits métiers de berger, domestique et autre. J’étais obligé de repartir à Amourj où une bonne partie de «mes» élèves potentiels s’était reconvertie en travailleurs occasionnels. Tous étaient chez une brave femme, aujourd’hui décédée, «rouleuse de couscous» depuis plus de vingt ans, dans la capitale du Kouch. Lalla m’aida beaucoup à surmonter les réticences des jeunes garçons et filles qui avaient goûté à la saveur d’un argent prosaïquement gagné, à la sueur de leur front. Deux charretiers par là, trois vendeurs de pain par ci. Des bergers à Bougadoum ou à Che’aba, des apprentis charbonniers, dans les forêts frontalières d’Adel Bagrou. L’expédition dura plus d’une dizaine de jours. La moisson fut assez encourageante.



Une quinzaine de candidats à l’école sous l’aisselle, je pouvais repartir à Vir El Ketane. La classe comptait, maintenant, une trentaine d’écoliers. Ce n’était pas une première année. Ce n’était pas non plus une sixième. C’était tout à la fois. Un mélange de tous les âges et de tous les niveaux. Autant certains ne se rappelaient plus les règles élémentaires qu’imposent l’environnement et la discipline de l’école, autant d’autres essayaient, encore, de redevenir des élèves normaux. Les éléments constitutifs d’une école étaient réunis: un maître engagé, une classe en mauvais état, une vieille cloche, des élèves peu doués, une superbe cravache et quelques livres en lambeaux. Les ânes et les quelques chèvres du village disputaient, encore, la vague cour de récréation aux nouveaux occupants des lieux. Par où commencer? C’était, là, la principale question. Plus de six divisions pédagogiques sous le même toit, c’était véritablement une donnée qui ressortait de toutes les normes. Un défi aux plus grands pédagogues. J’ai, quand même, commencé. Entre les lettres de l’alphabet et la surface du carré, les fondements élémentaires de la didactique et de la pédagogie spéciale étaient sérieusement bafouées. Je travaillais pratiquement tous les jours. Je continuais mes efforts de redressement jusque dans les maisons, le soir, sous les modestes hangars ou en plein air, quand le vent permettait, aux quelques lampes-tempête de propager leur lumière hésitante. Petit à petit, les parents, au départ sceptiques, commençaient à reprendre l’espoir. Les femmes surtout, les hommes valides ne revenant que très tard le soir, vers 22 heures, et repartant très tôt le matin, au chant du coq. La dure réalité d’une pauvreté impitoyable les obligeant à aller vendre leur force dans les villages avoisinants, plus nantis.

Je commence à m’adapter à la vie, très austère, du village. La journée a ses grands moments. Une petite animation au puits et à l’école. Pas de pain, pas de viande, pas de superflu. A peine la survie. Quelquefois, exceptionnellement, un père de famille téméraire invite l’instituteur. Généralement, l’initiative nécessite tout un cérémonial, parfois la mobilisation de toute la famille. Il faut, d’abord, trouver un poulet bien gras. Il faut, ensuite, envoyer un émissaire, à Amourj, s’approvisionner en pain, en huile et condiments. Il faut, enfin, choisir le bon moment, c'est-à-dire, celui où il y aura le moins possible de convives imprévus qui se feront inviter, parce qu’une telle opportunité est si rare qu’il est impensable de ne pas en profiter. En deux ans, j’ai été invité au moins cinq fois. C’était toujours, pour moi, une occasion de savourer du pain ramené la veille et maintenu frais dans un sachet, trempé dans une sauce à base de viande d’un poulet que d’intenses tractations avaient, enfin, soustrait à la basse-cour d’une épouse récalcitrante. Une fois par mois, je me rendais à Amourj. Pour cela, je partais dés quinze heures, à pied. Trois heures de marche me suffisaient, ordinairement, pour parcourir les dix-huit kilomètres qui séparent Vir El Kitane du département d’Amourj. Là, comme à Oualata, les fonctionnaires «tuaient» le temps en d’interminables parties de cartes, de scrabble ou de jeu de dames. L’occasion, pour moi, de reprendre mon souffle et de me soustraire à la platitude et au vide de mon charmant petit village de brousse.

Mémoires d'un enseignant 12

La nuit fut particulièrement longue. Je n’avais pas dormi. La faim, la fatigue et l’inconfort conjugués m’interdirent le sommeil. Le lendemain, très tôt, j’étais là, assis entre une marmaille dont l’état physique en disait long sur la précarité des conditions de vie, dans cet adebaye, et une femme d’à peine trente ans qui semblait en avoir cinquante. Mon hôte, quant à lui, était parti beaucoup plus tôt, à la recherche de quelques chèvres égarées, me dit-on. Le jour, le hameau paraissait encore plus pauvre. Un silence de cimetière. Ma montre indiquait neuf heures passées. De temps à autre, un gamin venait chercher quelque chose à la boutique. En vain: Mohamed, l’unique boutiquier du village, ne prenait jamais le risque de laisser ses clés derrière lui. Sinon, biscuits et bonbons allaient souffrir le martyre. Sa femme et ses enfants ne manqueraient jamais une si belle opportunité de se gaver de ces produits si rares, chichement interdits par un père très avare. Pour le thé du matin, je devrais attendre le retour de mon hôte. Pour une raison toute simple: le sucre, le thé vert et, éventuellement, le lait pour le zrig, demeuraient au fond de la petite boutique dont les clés étaient précieusement accrochées au cou de leur propriétaire. Fatigué d’attendre le retour hypothétique de mon ami, je me résolus à aller à l’école.



C’était une chambre en banco, aux murs fissurés, sans porte ni fenêtre. A l’intérieur, une vieille table qui servait de bureau à l’instituteur, recouverte de poussière. Au coin, quelques restes de papiers jaunis par les eaux du dernier hivernage, superposés en liasses incertaines. A l’Est, sur le mur, un rectangle de plus de 4 mètres sur 3, plein de trous, en guise de tableau noir. J’étais là, seul. A quelques 50 mètres de moi, un groupe de femmes s’affairaient autour du puits. Je ne savais que faire. Je réfléchissais, déjà, aux modalités de mon retour à Nema. Mon cousin avait raison. Je comprenais, à présent, le sens de ses déclarations. De retour du puits, une femme vint à moi. J’étais assis à l’ombre, devant la «salle de classe». Après les salutations d’usage, elle me demanda, sans ambages, mon nom, ma région, ma tribu. Je lui répondis sans détour. «Mon fils», me dit-elle, «ici, à Ver El Ketane, nous ne croyons plus à l’école. Nous n’en avons pas. Elle ne nous sert à rien. Vois-tu, du temps de Sidi Ould Bilal, un instituteur qui a fait plus de six ans au village, c’était bien. Il était l’un de nous. Il était sérieux. Il nous conseillait. Certains de ses élèves ont atteint «la maison six». Après lui, plus d’une dizaine d’enseignants se sont succédé. Tous sont repartis dès le lendemain de leur arrivée, prétendant avoir oublié un effet, mais nous savions que c’était une astuce pour quitter le lieu. Les élèves sont dispersés. Certains sont à Amourj, sur des charrettes, ou vendeurs de pain, d’autres, chez les Oulad El Vaghi, domestiques ou manœuvres. Même les hommes, à part quelques-uns, malades, ne sont pas là. Il n y a rien à faire à Vir El Ketane. Les hommes partent travailler dans les villages environnants. Ils ne reviennent que le soir, après le crépuscule.»

Véritablement, la réalité était tout autre que ce que je m’étais imaginé. Pour ne pas perdre mon temps, je m’employai à arranger les dizaines de tables éparpillées dans la salle. Aidé par quelques enfants, je nettoyais la classe et repeignit le tableau. Curieusement, j’étais déterminé à faire revivre l’école de Vir El Ketane. Le goût du défi, sans doute. Lorsqu’à midi, je retournai à la maison, mon hôte était revenu de sa «recherche». J’eus, enfin, droit à mon premier thé, dix-huit heures après mon arrivée. L’aimable boisson était, exceptionnellement, accompagnée d’une bonne poignée de biscuits et d’arachides. Mohamed me confirma, entièrement, les propos de la vieille Mama. Lui venait juste d’envoyer son fils Jaavar, en Côte d’Ivoire, pour apprendre le commerce. «Tu vois», me dit-il, «c’est avec l’argent économisé de dix années de petit vendeur, dans les rues du Plateau, Adjamé, Cocody et autres quartiers d’Abidjan, que j’entretiens, aujourd’hui, ces petites affaires. Le jour, je suis pratiquement le seul homme au village. Les autres sont obligés d’aller «galérer» ailleurs. Ici, les gens préfèrent envoyer leurs enfants comme employés de maison, plutôt que de les mettre à l’école. Entre un gain immédiat assuré et un avenir hypothétique, les pauvres n’ont pas l’embarras du choix. Notre école existe depuis plus de quinze ans, jamais aucun de ses élèves n’est allé au collège. Les enseignants qui viennent ici, à part Sidi, ne font que dans la dentelle, plus enclins qu’ils sont à vadrouiller de village en village, que d’accomplir la mission pour laquelle ils sont venus.» Fatigué que j’étais par une nuit sans sommeil et sans dîner, je somnolais entre deux verres, en pensant à comment je pourrais restaurer la confiance des élèves et des parents de Vir El Ketane en l’école…

Mémoires d'un enseignant 11

Ma permutation avec H’bib était largement consommée. Et, tandis que je m’apprêtais, moi, à rejoindre mon nouveau poste de travail, il menait déjà, lui, des manœuvres impossibles pour ne pas aller à Oualata. Beaucoup des chefs services régionaux, notamment le DREF et l’un des adjoints du gouverneur, étaient de ses proches parents. Nous étions au mois d’avril, c'est-à-dire à quelques semaines de la fin d’année dans les écoles de brousse. L’établissement où je devais me rendre disposait d’une cantine. Un détail important car, à l’époque, c’était une bonne occasion de se taper quelques sous, à moindre effort, surtout si l’on était un directeur coopératif, compréhensif et «responsable». Et, comme l’école de Vir El Ketane n’avait jamais ouvert ses portes, en cette année scolaire 89/ 90, tous les produits – riz, sucre, lait en poudre, huile, blé, semoule, sel, poisson en conserve – des 70 rationnaires de sa cantine étaient encore dans les magasins de la direction régionale. C’étaient des quantités assez importantes. Je ne savais pas comment j’allais procéder pour les transporter au village. Un matin, le directeur régional me convoqua dans son bureau. «Tu n’es plus qu’à quelques semaines, à peine, de la fin de l’année», me dit-il, «pour ta cantine [notez l’adjectif possessif], tu auras juste besoin de quelques kilos de riz et autres.



Le reste, tu en disposeras comme les autres, ça te servira de transport. Prends le soin de laisser quelques sacs chez …» C’était un de ses collaborateurs et homme de confiance. Le directeur était si «gentil» et si «courtois» qu’il m’indiqua, même, le nom du commerçant chez qui mes autres collègues liquidaient, habituellement, les produits excédentaires de leur cantine.

Pour aller à Vir El Kitane, Amourj est, pratiquement, un passage obligé. Et c’est à bord d’une Land Rover en direction d’Adel Bagrou que je m’embarque avec mes armes et bagages: deux caisses de craies, une règle plate, un compas, une équerre, une centaine de cahiers, quelques livres, une boite de peinture pour tableau noir et un gros sac contenant mes affaires personnelles. La voiture quitte le marché de Nema, après dix-huit heures. Neuf kilomètres plus loin, à Aoueinatt Rajatt, quelques passagers débarquent. Ainsi, tout au long du parcours, la voiture devient plus spacieuse, chaque fois que des personnes qui ont atteint leur village la quittent. A vingt heures, le chauffeur s’arrête au garage d’Amourj. Mon cousin, infirmier d’Etat, officiait dans ce département, depuis une dizaine d’années. Le premier passant m’indiqua sa maison. Manifestement, le cousin menait train de vie de grand chef. Voiture, troupeau et bonne renommée. Sa femme était, elle aussi, dans le métier: sage-femme. Tous deux s’occupaient de la santé des gens du Kouch. Après les salutations d’usage et le rituel des thé, zrig et autres formalités de nature à mettre à l’aise tout étranger, j’appris, à mon cousin, que je devais, dès le lendemain, rejoindre le village de Vir El Ketane pour enseigner. Enseigner qui? Enseigner quoi? Mais ils sont tous là, les gens de Vir El Ketane! Je ne savais même pas qu’ils ont une école. Non, tu ne peux pas aller là bas. C’est impossible. Tu ne pourras pas tenir. Demain, j’irais, moi-même, voir le hakem. Il faut que tu changes d’école. – Mais non, je ne changerais pas, puisque c’est moi qui ai demandé à y aller, en permutant avec mon ami H’bib.» Deux jours plus tard et me voyant toujours déterminé à partir à Vir El Ketane, mon cousin se résolut à m’emmener dans sa propre voiture. En cours de route, il m’apprit qu’il s’agissait d’un eddebaye – village essentiellement habité par des Harratines – dont les habitants étaient extrêmement pauvres, sans aucun fonctionnaire, à l’exception d’un unique instituteur qui travaillait dans les confins de Bousteila.

De temps à autre, mon cousin s’arrêtait pour recueillir femmes ou hommes qui allaient, à pied, à Vir El Ketane. Le village se situait à dix-huit kilomètres à l’ouest d’Amourj. Une trentaine de maisons en banco et quelques chaumières en paille, sises sur une colline. Au vrombissement de la voiture, des enfants et des femmes sortirent pour aller aux nouvelles. Ce n’était pas tous les jours que les voitures s’arrêtaient à Vir El Ketane! La fumée se mêlait à un fort brouillard. La nuit tombait, doucement, sur cette désolation. Habituellement, «l’garay» – instituteur en Hassaniya – habitait chez Mohamed Ra’Re, l’unique boutiquier du village. Je ne faillis pas à ce rituel. L’homme était sans âge. A ma vue, il força, quand même, un sourire, m’installa sur un bout de natte et vaqua à ses préoccupations. C’était le calme plat. Il faisait très sombre. Je ne voyais rien. J’avais soif mais mon éducation m’interdisait de commander à boire. C’eût été dire indirectement, aux gens, qu’ils ne s’étaient pas occupés de moi. Je payais, cher, le prix de ce conformisme. Vingt heures, vingt-et-une heure, j’étais toujours là, sur ce bout de natte, seul dans l’obscurité, respirant une fumée acariâtre qui m’étouffait de plus en plus. Finalement, après avoir fini de servir les rares clients venus s’approvisionner dans sa très modeste boutique, Mohamed m’invita, enfin, à entrer dans une sorte de hangar où une femme et des enfants dormaient déjà, faiblement éclairés par la lumière d’une vieille lampe-tempête.

Mémoires d'un enseignant 10

Trois mois que je suis à Oualata. J’attendais, impatiemment, les fêtes de Noël pour retourner à Nouakchott. Enfin, les vacances du premier trimestre de l’année scolaire 1988-89! Je pris le camion de l’UNESCO pour me rendre à Néma. A l’époque, les fonctionnaires sortants attendaient trois mois, avant de percevoir le rappel de leurs salaires. Théoriquement, je devais avoir trois salaires à la direction régionale de l’enseignement fondamental. En fait, je n’en eus aucun. Alors que mes autres collègues savouraient, déjà, les délices de leurs premiers honoraires, moi, je cherchais une manœuvre pour connaître les raisons de cette «omission». Pour le chef du personnel de la DREF, le problème ne semblait pas si grave. C’est certainement que mes bons de caisse étaient égarés, on les retrouverait bien, un jour ou l’autre.

Complètement découragé, je sortis de la direction, à la recherche d’une solution. Le soir me trouva dînant chez une cousine et un ami policier, du Brakna comme moi, me proposa de me trouver une bonne occasion de voyage vers Nouakchott. Pour cela, je devais, tôt le matin, le rejoindre au poste de police, à la sortie de la ville, à plus de cinq kilomètres. Effectivement, le lendemain, j’embarquais dans un transport de bétail, confortablement assis, dans la cabine du véhicule, entre un vieux chauffeur, militaire retraité, et un jeune apprenti. Du restaurant Mint Tate Mint Cheikh, à la sortie ouest de Nema, jusqu’à Kendra, dans les environs de Kiffa où nous passâmes la journée, l’ancien, visiblement désœuvré, me raconta plus de quarante ans de sa vie. Depuis son jeune âge, son recrutement dans l’armée, la guerre du Sahara, ses faits de guerre imaginés ou réels, sa retraite et quelques-unes de ses aventures, sur la longue route de l’Espoir qu’il emprunte depuis vingt ans.

Enfin Nouakchott! Au ministère de l’Education, l’omnipotent ministre, Hasni Ould Didi, faisait régner une discipline de fer. Tout comme le très puissant chef du personnel, Dahmane, cousin du célèbre dircab de Maaouya, Louleid Oud Weddad, faisait la pluie et le beau temps. Il fallut plus d’une heure pour trouver un interlocuteur. Les services de la direction des ressources humaines se renvoyaient la responsabilité de mon affaire. Personne ne voulait traiter d’un problème ayant rapport avec les bons de caisse. Le ministère venait de démanteler une bande de fonctionnaires qui en abusaient. Finalement, c’est grâce à une connaissance et après consultation, par une secrétaire, d’un bordereau d’envoi, que j’appris la raison de ma déconvenue: mes bons de caisse avaient été malencontreusement envoyés au Guidimaka.

Je devais, donc, soit attendre leur renvoi, par la direction régionale du Guidimaka, ou bien aller les chercher, moi-même, dans cette région. Il ne restait plus que quelques jours des vacances de Noël. Sur conseil d’un vieil instituteur, je décide, alors, d’aller chercher mes bons de caisse, plutôt que de risquer les attendre encore longtemps, ici, à Nouakchott. Avec dix mille ouguiyas empruntés à une connaissance, me voici de nouveau en partance pour Sélibaby. Cette fois, c’est assis à côté des apprentis, sur le porte-bagages d’un dix tonnes, que je m’engage, un soir, sur la route en direction de Kaédi. Le lendemain, aux environs de dix-huit heures, j’arrive à Sélibaby. Je n’y connais personne et la nuit tombe, vite. Mais, en Mauritanie, l’hospitalité est systématique et légendaire. Le lendemain, très tôt, je me rendis à la direction régionale de l’enseignement fondamental du Guidimaka. J’étais pratiquement le premier «client». Vraiment de justesse, au demeurant: le secrétaire prévoyait de renvoyer, le jour même, les bons de caisse égarés, avec le courrier, par le vol hebdomadaire. Récupérant mes trois bons de caisse, j’étais, évidemment, fort soulagé, certain de la fin de mes soucis. C’était sans compter avec l’humeur d’une perceptrice discourtoise qui prétendait ne pas avoir d’argent pour payer mes trois salaires qui ne faisaient, en tout, que 49.056 ouguiyas. Hé oui: à l’époque, le salaire d’un instituteur s’élevaient, très exactement, à 16.352 ouguiyas, soit à peine plus que l’actuelle prime de craie (15.000 ouguiyas). Vainement, j’essayais de faire comprendre à la perceptrice que, sans cet argent, je risquais de ne pas pouvoir retourner chez moi. Mais, visiblement, elle ne comprenait pas le langage si sec d’un instituteur dérouté. Désespéré, je sortis des locaux de la trésorerie sans savoir où aller. Heureusement que je reconnus l’administrateur Abdi Diarra, adjoint-gouverneur du Guidimaka, qui avait servi chez moi, à Aleg, en 1982. C’était vraiment providentiel. Très gentiment, le gouverneur m’emmena dans sa maison où ses domestiques s’occupèrent, royalement, de moi. Je lui expliquai les raisons de mon séjour à Sélibaby et il appela, aussitôt, la fonctionnaire du Trésor qui s’empressa de me compter, jusqu’à la dernière ouguiya, mon argent. Sans plus attendre, je m’embarque de nouveau dans un vieux camion vers Kaédi. Il restait juste trois jours de mes tumultueuses vacances. Je les passais à Aleg, avant de continuer, via Nema, sur Oualata où m’attendaient mes élèves et mes amis.

Mémoires d'un enseignant 9

L’école de Oualata est située dans la Batha, à quelques centaines de mètres du fort de la ville. Chaque matin, en venant à l’école, je voyais les prisonniers vaquer à leur corvée quotidienne. Leurs chaînes luisaient au soleil. Le désolant «spectacle» rappelait l’époque de la traite négrière. Ils étaient une dizaine d’hommes qui peinaient à remplir, chaque jour, plusieurs fûts, de l’eau du puits de Baba Gori, en bas de la colline. Quand, à midi, les élèves descendaient, ces pauvres prisonniers s’employaient, encore, à cette besogne. Vers quinze heures, alors que nous étions de retour à l’école, pour les cours de l’après-midi, ils étaient, encore, sous le chaud soleil, peinant à remonter les fûts sur la pente menant au fort, sous le regard de quelques gardes, armes en bandoulière. De véritables Sisyphe. Personne ne pouvait les approcher. J’eus l’occasion de visiter les cellules du fort, alors qu’aucun prisonnier ne s’y trouvait. J’étais avec un garde de la ville qui faisait partie du peloton de surveillance des prisonniers, sous les ordres d’un officier. C’étaient de petites chambres, noircies par les graffitis de désespoir d’hommes injustement retenus pour des considérations fallacieuses.

Un Tazmamart mauritanien où des geôliers, racistes et sans scrupule, ont eu l’opportunité de verser leur haine et leur mépris sur de pauvres hommes, loin des regards des mortels mais sous le contrôle, incontournable, d’Allah, le Juste et Bon, à qui tous les responsables de ces crimes abominables rendront, un jour, compte. J’ai visité la chambre de feu Moktar Ould Daddah. Celles où feus Tène Youssouf Guèye et Djigo Tafssirou ont rendu le dernier soupir, sous la torture, impitoyable, des criminels. Les pièces, exiguës et peu confortables, des détenus Ibrahima Sarr et consorts. J’ai entendu les pratiques, inhumaines, auxquelles s’adonnaient les gardiens de la prison de Oualata. Un jour, tôt le matin, j’appris, en écoutant Radio-France, la mort de Djigo Tafssirou. Lorsqu’à midi, j’en parlais avec Alioune Sangoura, l’infirmier d’Etat en poste à Oualata, il me confirma que le pauvre était mort depuis un mois. Comment le sais-tu? Lui dis-je. Un vague sourire aux lèvres, il m’apprit qu’une nuit, vers trois heures du matin, une voiture de la garde était venu le prendre chez lui. Une fois au fort, il fut mis en présence de l’ancien ministre, mourant. Malheureusement, il ne put rien pour lui. Il constata son décès et produisit un certificat l’attestant. Lorsque je lui reprochai de ne pas me l’avoir révélé, mon ami Alioune m’expliqua qu’il n’aurait pris jamais un tel risque. Il avait raison, tenu qu’il était par le secret professionnel et moi, si langue pendue que j’étais.

Souvent, comme je connaissais pratiquement tous les gendarmes de la brigade, je partais avec Mohamedou Ould Lebatt, maréchal de logis-chef, commandant-adjoint de brigade, en visite de secteur. Les randonnés de Dhar, de Galb Ejmel et de Mreihim étaient particulièrement intéressantes, pour la viande, d’abord, pour la beauté du paysage, ensuite, et pour bien autre chose, enfin. Au cours de ces tournées, les braconniers Nmadi, les rares charbonniers Harratines et les voleurs de bétail, venus des quatre coins du pays et d’ailleurs, passaient de mauvais moments. La puissante voiture de la gendarmerie passait, au peigne fin, les coins et recoins des moindres campements de la moughataa. Les tentes les plus recluses étaient dénichées, sans peine, par des gendarmes rompus à la traque de ces bédouins du Sahara. Dans ces contrées éloignées, les gendarmes faisaient tout. Ils jugeaient les différends, sensibilisaient les populations et dirigeaient, parfois, les prières. Dans les campements où il y avait une école ou un centre de santé, ils s’enquerraient de la présence du maître ou de l’infirmier. Généralement, après deux jours copieusement remplis, la mission rentrait à Oualata, toujours accompagnée de l’intrus que j’étais.

Deux ans à Oualata. Je pensais, de plus en plus, à chercher du travail ailleurs. Mais, d’après les connaisseurs, ce département ressemble à ce que la tradition maure dit des vielles femmes: Le difficile n’est pas d’y entrer mais d’en sortir. A cause de son enclavement total, aucun instituteur ne demandera à y venir. L’affectation à Oualata est, souvent, le résultat, comme dans mon cas, d’un retard exagéré ou à d’une mesure disciplinaire. Nous étions au mois de mars. Les Pâques approchaient. J’envisageais, sérieusement, de quitter Oualata. Plusieurs jours avant la date prévue pour les fêtes, je «mis mon pied», sans avertir le directeur, dans une voiture du projet élevage 2, venue en mission chez feu Baro. Direction Nema, à la recherche d’une opportunité pour quitter mon poste. Mon ami Hbib Ahmed Salem, un nom d’émir du Trarza, travaillait dans les environs d’Amourj, précisément dans un adebaye du nom de Ver’e El Ketane. Lorsqu’il apprit que je voulais quitter Oualata, il me proposa une permutation que j’acceptai, sans hésiter. Aussitôt, nous fîmes les formalités, sous les yeux du directeur régional. Note de service en main, je devais, désormais, aller servir au Kouch (appellation du département d’Amourj) et mon ami Hbib était, théoriquement, affecté à Oualata

Mémoires d'un enseignant 8

Les jours se suivent et se ressemblent, à Oualata. Le programme était toujours le même. Je faisais la navette entre l’école, l’infirmerie, la Poste, la brigade de gendarmerie, la perception du Trésor, l’Elevage et le poste de garde. Un rituel quotidien. Le soir, accompagné de quelques amis d’infortune, un détour au campement Nmadi, à quelques centaines de mètres au sud de la ville, n’était jamais de trop pour se régaler de belles complaintes magnifiant l’œuvre du Prophète (PSL) et l’occasion, pour les plus téméraires, d’improviser une rencontre, douteuse, entre l’ensemble Nmadi et telle ou telle tribu du pays. L’école comptait six instituteurs et un directeur. A 22 ans, tout juste, j’étais le benjamin du groupe. Deux enseignants, Ahmed Baba Moktar et Mohamed Lemine m’ont particulièrement marqué. Le premier, devenu, par la suite, inspecteur, par son intelligence et son application. C’était l’archétype de l’enseignant-modèle. Ses rapports avec les élèves, son dynamisme, sa vocation et son amour pour le métier le prédestinaient à gravir de hautes responsabilités dans le domaine qu’il s’était choisi.

Poète, «M’Ghani», carrément étourdi, il ne manquait jamais l’occasion de jouer au ballon, avec les élèves de sixième année, ou de reprendre un «chor», le soir au clair de lune, quand quelques filles, rebelles aux traditions oualatoises, jouent à la «Chenna». Le second, par son sérieux exagéré et son observance, scrupuleuse, des moindres détails de la tradition maure. Pour l’avoir surpris, une fois, à croquer un bout de biscuit, les élèves l’avaient affublé du sobriquet vexateur de «Goueyita». Depuis, aucune allusion à tous les biscuits du monde n’était plus permise. A défaut de pain, casse-croûte préféré des enseignants, surtout accompagné d’arachides, impossible de commander des biscuits, fussent-ils Sarakolé, sans risquer de mettre notre collègue dans tous ses états.
Fils d’un grand érudit de la ville, Mohamed Lemine maîtrisait, parfaitement, le Coran et ses sciences. Comme le vieux Batti, malgré la différence d’âge, jamais, pour lui, les hommes ne sauraient être égaux. C’est, à son entendement, plus qu’une apostasie de le prétendre. Les versets et les hadiths qu’il récitait, mécaniquement, le prouvaient, sans discussion possible. Généralement, le directeur confiait, en son absence, l’école à moins ancien que lui. Jamais, Mohamed Lemine ne pardonnera cela, ni à l’un ni à l’autre. Parfois, le directeur partait chasser l’outarde et la gazelle à bord de sa Land Rover, armé de deux fusils Mauser et accompagné des frères Hmeyda et Cheikh Ahmed, l’un guide, l’autre ancien garde, pour qui le désert n’a aucun secret. Je ne comprenais pas la situation, assez confortable, du directeur. Belle maison en pierre, dizaine de chamelles, vaches et troupeau de chèvres. Un jour, pendant que nous discutions tous deux, dans son bureau, je lui posai la question suivante: «comment, monsieur le directeur, pouvez-vous posséder une voiture, alors que le salaire d’un instituteur lui permet à peine de survivre?» Je revois encore son sourire. «Tout ce que j’ai maintenant, voiture, bétail, maison, je l’ai acquis alors que je touchais à peine dix mille ouguiyas par mois, dans la seconde moitié des années 70, mes premières années de service. Aujourd’hui, mon fils, mon salaire de plus de 30.000 ouguiyas – c’était en 1988 – ne couvre pas les charges ordinaires de ma modeste famille.»
Curieusement, mon meilleur ami était un vieux garde à quelques années de la retraite. Bedda, c’est son nom, résidait à Oualata depuis dix ans. Il pouvait passer deux ans sans sortir de la ville. Ainsi, son village d’Ajouer, au Trarza, attendrait encore. Souvent, le soir, après le dîner, Moktar et moi, partons le voir. Autour d’un thé, Bedda nous régale de ses multiples anecdotes moissonnées par plus de trente années de carrière militaire peu brillante (toujours garde-«élégue», premier échelon). Son rire sarcastique traverse la nuit, faisant apparaître, à la lumière hésitante d’une lampe-tempête, une bouche d’où le temps a extorqué quelques dents.
En cours, j’étais ce que les enfants appellent un instituteur «méchant». Un jour, dans la classe de troisième année, Abdallahi Ould Marwani, devenu, depuis, un brillant ingénieur, subit mon ire, bien qu’il fût brillant élève. Choqué, son père, Sidi Mohamed Ould Marwani, un ancien moniteur, qui était, selon ses anciens élèves, d’une sévérité implacable, débarqua en catastrophe à l’école, juste après le début de la récréation. Protestations dans le bureau du directeur. Le doyen exigeait des excuses officielles, en vertu des dispositions de l’article 17 de l’arrêté 701 de 1968 qui interdisent, clairement, le châtiment corporel. Il venait, subitement, de se rappeler les clauses d’une législation scolaire qu’il n’avait, lui-même, jamais observées, du temps de ses années de service. Certainement malgré lui, le directeur eut l’imprudence de me convoquer, en vue d’un face à face insoutenable. Je m’en pris, en vrac, au directeur, à l’école, aux élèves et à leurs parents. Je regrette, encore, cette sortie impolie mais la fougue de ma jeunesse, mon inexpérience et la maladresse du directeur y furent, certainement, pour beaucoup. (A suivre)

Mémoires d'un enseignant 7

Deux ans de service dans la vieille cité de Oualata. Une ville particulièrement belle, malgré – ou, peut-être, grâce à – son enclavement. Ses medersas célèbres accueillent des étudiants de partout, principalement de tous les coins de Mauritanie, du Sénégal et du Mali. Ses oulémas, tel Mohamed Yahaya El Welati, font encore parler d’eux de nos jours. En 1989, un des étudiants qui maîtrisent le plus le Coran s’appelait Mouad. C’était un malien, d’une trentaine d’années, qui observait le rituel d’accompagner son professeur, le vieux Be Ould Cheikhna, à la mosquée. Le jour, on éprouve, en empruntant ses rues tortueuses, l’impression que la ville est abandonnée.

Les Oualatois sont discrets. Les maisons sont bâties de telle sorte que le visiteur peut passer une journée entière sans voir quelqu’un d’autre que le chef de famille qui le reçoit. Pourtant, thé, zrig, El moun - une galette délicieuse, à base de mil – dey dey –viande séchée de gazelle – senguetti, degnou – boissons spécifiques de Oualata – riz assaisonné de Chroutt – un cocktail, explosif, de condiments – vous seront servis à travers de petits trous disposés, ici et là, dans les différents coins de la maison. Très hospitaliers, les Oualatois ont, quand même, horreur des visites inopinées. C’est un réflexe traditionnel, hérité des exigences de sécurité de l’époque des razzias et des rezzous. Souvent, le matin, aux environs de dix heures, des personnes âgées se retrouvent sur une sorte de place publique devant leur maison. Les anciens comme Be Ould Guig, Ne Ould Mohamed Cheikh, Jewdetti et autres Hmeyda, Moulay Ely, Leanaya Ould Bouh ou son Excellence Sass Ould Guig, égrenaient, continuellement, leur chapelet, entre les murs de la ville. En hiver, Oualata est prise d’assaut par des dizaines de touristes venus des quatre coins d’Europe. Ses riches bibliothèques constituent, pour les chercheurs, une source de référence et d’inspiration. La tombe de l’érudit Cheikh Sid’El Moktar El Kenti est une très fréquente destination de centaines de visiteurs venus se recueillir et implorer sa baraka. Les fonctionnaires sont régulièrement invités par les notables de la ville. Tous se retrouvent autour de grands banquets où quartiers de viande, boissons locales, couscous, riz et thé abondent. C’était souvent l’occasion, pour ces retraités, anciens hauts commis de l’Etat, de nous raconter la vie de fonctionnaires d’une autre époque. Nous apprîmes, par exemple, que le vieux Be Ould Guig, grand ami de feu Moktar Ould Daddah, à l’époque de son mandat présidentiel, eut l’opportunité de le resservir dans le camp de Oualata où le premier président du pays fut détenu, pendant plusieurs années.
A Oualata, l’avenance et la gentillesse sont des vertus naturelles. Néanmoins, celles de feue Khadeija Mint Maatala, mère de l’ancien Premier ministre Mohamed Lemine Ould Be Ould Guig, m’ont particulièrement marqué. Une dame honorable qui s’était autoproclamée tutrice de tous les étrangers de la ville. Passer devant sa porte valait toujours la peine car, chaque fois, c’était un zrig exquis et revitalisant qui t’attendait. La rencontrer, n’importe où, signifiait bénédictions et invitation à venir partager ses bons repas.
Les événements de 1989 me trouvèrent à Oualata. C’était pendant le mois du Ramadan. Feu Baro Mamadou et Djibril Ndiaye, respectivement assistant d’élevage et chef de service des eaux et forêts, étaient les seuls fonctionnaires négro-africains de la ville. A part la convocation d’un zélé commandant de brigade, ils ne subirent aucune tracasserie. Mais les échos qui nous parvenaient de Néma et les informations que nous distillait RFI les effrayèrent. Ainsi, profitant de la descente du hakem, décidèrent-ils de rentrer à Nouakchott. Les cours se poursuivaient. Comme je n’enseignais que vingt heures par semaine, j’avais du temps à perdre. Aussi faisais-je, à mes heures creuses, la navette entre le postier Isselmou, qui passait des semaines et des semaines sans recevoir un seul client, et l’infirmier Alioune Sangoura, entouré d’une dizaine de bédouins venus soigner qui une morsure de serpent, qui une diarrhée, qui un mal qu’il n’arrivait pas à décrire. Les éternelles querelles entre Alioune, un gars tout propre, aux binocles d’intellectuel, toujours bien habillé, et des Nmadis venus de Dhar, de Mreihim ou de Galb Ejmel n’en finissaient jamais. Peu enclin au jeu de cartes, Alioune se promenait toujours, avec son scrabble sous l’aisselle. Régulièrement, de chaudes empoignades le mettaient en prise avec Mohamed Mahmoud, le percepteur ou Hamoud, le responsable départemental du commissariat à la sécurité alimentaire. Chacun des trois joueurs se prétendait champion, alors que, pour feu Baro, ils n’étaient tous que des débutants. Grand joueur de belote, celui-ci ne ratait, cependant jamais, l’occasion de venir les confondre.
Là-haut sur la colline, à l’Est, le fort surveille la ville Dans ses entrailles, des hommes purgent des peines lapidairement prononcées par des pouvoirs d’exception. Parmi ceux-ci, beaucoup de négro-africains, comme le brillant écrivain Tène Youssouf Guèye, l’ancien ministre Djigo Tafssirou, le journaliste Ibrahima Moktar Sarr, entre autres, accusés d’avoir voulu, en octobre 1987, déstabiliser le pouvoir en place. (A suivre)

Mémoires d'un enseignant 6

C’est vers 21 heures que le camion de l’Unesco entra à Oualata. Il faisait tellement noir qu’on distinguait, à peine, les dizaines de personnes venues à l’accueil des leurs. J’appris, plus tard, que nous étions arrivés sur la place du marché, au cœur de la vingtaine de boutiques que compte la vieille cité. Je ne connaissais personne et ne savais où aller. J’essayais, en vain, de me rappeler le nom du directeur de l’école. La proximité de la brigade de gendarmerie me donna l’idée d’y aller m’informer et, bientôt, je me retrouvai face à mon nouveau patron. C’était un vieux d’une cinquantaine d’années, sorti de la medersa de Boutilimit, en 1974. Un asthme aigu, mal soigné, lui donne l’allure d’un vieillard de soixante-dix ans.

Très avenant, d’une courtoisie sans pareil, Cheikhna Ould Yelle – que Dieu l’agrée en son saint paradis – ameuta toute sa famille pour me mettre à l’aise et, entre deux quintes de toux, me présenta l’unique école de Oualata. Le lendemain, je pris service dans une classe, mixte, de sixième année. Une quarantaine d’élèves. Salles particulièrement belles et spacieuses. Des bureaux et un logement de plusieurs pièces complétaient l’établissement. C’est la république d’Irak qui a construit l’édifice, dans la bath’a de Oualata. Juste là où, selon l’imagerie populaire, un célèbre érudit d’une grande tribu de Mauritanie aurait ordonné, à une cohorte de lions féroces, de se tenir tranquilles, jusqu’au matin. Une histoire que ne cesse de nous raconter Batti Ould Mbouya, un vieil instituteur de plus de soixante ans, dont les aïeux, les Lemhajibs, seraient venus, selon lui, d’Irak, il y au moins deux cents ans. Conservateur endurci, le vieux Batti, ami des livres et musulman vertueux, a horreur des nouvelles théories, surtout celles qui prêchent l’égalité entre les hommes. Souvent, pendant la récréation, de chaudes empoignades s’engagent entre lui et Ahmed Baba Ould Moktar, un jeune instituteur progressiste, formé au moule de la contestation de son Trarza natal. A quelques encablures de l’école, près du village des Nmadi, voici Baba Gori, un puits du temps où la ville était principalement peuplée de Bambaras. Avant les adductions des réseaux, il constituait la principale source de ravitaillement de Oualata et de ses environs. Tout autour, quelques zéribas de menthe, de carottes et autres légumes entretenaient l’espoir de quelques hommes et femmes désoeuvrés. A l’est de l’école, sur une colline, le funestement célèbre fort de Oualata surplombait la ville. Malgré son enclavement, la ville disposait de tous les services: poste, direction de l’élevage, commissariat à la sécurité alimentaire, gardes, brigade de gendarmerie, service des eaux et forêts, cadi, mairie, perception, infirmerie. En plus des instituteurs et du Hakem, cela faisait plus d’une vingtaine de fonctionnaires. A l’exception des enseignants, les fonctionnaires n’avaient pas grand-chose à faire. En conséquence, c’étaient, chaque vendredi et mardi, d’interminables parties de belote. La maison du postier Isselmou Ould Hachem, aujourd’hui à la retraite, devenait le centre vers lequel nous convergions, dès quinze heures. Parfois, c’était à l’école que les parties se jouaient. A tour de rôle, chacun recevait le groupe, pendant les congés hebdomadaires. A l’époque, on faisait la journée discontinue. Souvent, c’est dès seize heures que le hakem, grand amateur de belote devant l’Eternel, se pointait à l’école. Impatient de «pousser les cartes», il nous ordonnait, parfois, d’anticiper la sortie des élèves. J’étais son partenaire préféré. Je lui «prenais toujours la main». Une fois, je partis en vacances de Pâques. A mon retour, le hakem proposa ma suspension, non pas pour avoir prolongé, sans justification, mes congés, mais pour, dit-il, l’avoir suspendu, lui, de belote! Un jour de vendredi, c’était feu Baro, assistant d’élevage qui recevait le groupe. Sa maison se situait à l’extrémité de la ville, au bord du barrage où s’abreuvent, en pareille période de l’année, les troupeaux de la moughataa. Isselmou et moi étions les premiers venus. Feu Baro s’affairait autour d’un Hartani qui lui dépeçait un mouton. A côté d’eux, se tenait un homme d’une saleté indescriptible, avec un haillon sans couleur en guise de boubou, sans pantalon, juste une corde nouée autour des hanches. Il suppliait Baro de lui donner un bout de savon qui traînait par terre, reste d’un morceau coûtant 15 ouguiyas dans les boutiques. J’intervins en faveur du «pauvre» monsieur: «Comment, Baro, peux-tu refuser ce petit bout de savon à ce pauvre homme? – Qui te dit qu’il est pauvre? Ce lait, un seau plein, provient de ses chamelles. Cet homme, c’est Bounass Ould Beykaye, un des hommes les plus riches du Hodh Chargui. Sa fortune est estimée à plus de deux mille têtes de chameaux, des centaines de vaches et plus de quinze troupeaux de chèvres. A plus de cinquante ans, il n’a qu’une seule fille.» Sans rien dire, Bounass, après avoir bu un verre, emporta le lot de médicaments vétérinaires qu’il venait de payer, après d’âpres négociations. (A suivre)
Sneiba El Kory

Mémoires d'un enseignant 4

Le 30 septembre 1988, après une escapade de deux semaines, je repris la route vers Néma, capitale du Hodh Chargui, où j’étais affecté, en qualité d’instituteur de français. J’avais embarqué dans un bus de la Société Nationale de Transport Public national (SNTP), au niveau du garage d’Aleg, vers quinze heures. Les senteurs, provocatrices et souvent irrésistibles, des grillades de viande chatouillaient les narines des passagers. Je savais que je passerais la nuit à Kiffa. Le programme et les tarifs de la compagnie de transport étaient connus de tous les usagers de la longue route de l’Espoir (1.087 kilomètres de goudron, reliant Nouakchott à Néma). C’était, habituellement, 30 heures de voyage discontinu. Le départ de Nouakchott était fixé à dix heures. Déjeuner à Aleg vers quatorze heures. Arrivée à Kiffa vers vingt-deux heures. Départ vers huit heures, le lendemain. Déjeuner à Timbedra, vers quinze heures. Arrivée à Nema, après dix-sept heures.

M’étant acquitté du montant de mon billet, 1.700 ouguiyas, je m’installe, inconfortablement, sur un sac, à côté d’une vieille dame qui faisait, déjà, sa sieste. A cause de la rentrée des classes, le bus était surchargé. Les passagers, entassés, sur et entre les sièges. La chaleur, suffocante. Une véritable arche de Noé. Des gens de toutes origines. Hassanya, Bambara et Foulani, enchevêtrés. Un forum improvisé de civilisations et de cultures. Cheggar, Maghta Lahjar, Sangrava, Achram, El Kaira, Diowk. Villes et villages, aux paysages divers, se succédaient. Plaines, collines et excavations. Voici les célèbres Marde et Akreraye, à quelques encablures d’El Hella, immortalisés par Abd Al Rahman Ould Soueid Ahmed, dans son fameux gaf (poème). Ensuite, Kamour, Guerou, Toueigude et, enfin, Kiffa. Il était un peu moins de vingt-deux heures. Je descendis, exténué, mais sans que l’ire de la vieille dame, qui m’accusait d’avoir endommagé les effets contenus dans son sac, ne se soit trop emportée. Prières, largement en différé. Thé, assorti d’un couscous de «passable» qualité, et remercions Allah d’avoir créé l’euphémisme. Avant de dormir, le chauffeur tient à prévenir les passagers que la responsabilité de la compagnie est dégagée des bagages descendus du bus.
Le lendemain, vers neuf heures, le voyage reprit. Pk70, Zravia, Tintane et beaucoup d’autres petits villages, avant d’atteindre Aioun, capitale du Hodh El Gharbi, vers 13 heures. Après un petit arrêt qui permit aux passagers de cette ville de descendre, cap sur Timbedra, à plus de deux cents kilomètres plus loin. Oum Lahbal, Oum Latham, Aoueinatt Zbel, puis Tneibe comme l’appellent, affectueusement et nostalgiquement, ses gens. C’est une grande bourgade, pleine d’histoire(s), au propre comme au figuré. Ses grands hangars, artistiquement réalisés, tiennent lieu de restaurants de fortune et sont bourrés de clients. Normal, la ville de Timbedra est un véritable carrefour entre les destinations de Bassiknou, Fassalé, Djiguenni, Bousteila, un passage obligé de ceux qui partent en Afrique de l’Ouest, d’une part, et, d’autre part, de ceux qui viennent s’approvisionner en produits divers, avant de rejoindre les marchés hebdomadaires de Noual, Mavnadech, Mouacheich, Legneiba et autres Katawan ou Moufta’ha. Plus que 107 kilomètres avant d’atteindre la ville de Néma. Après plus de vingt heures de route. Exceptionnellement, le bus ne quitta Timbedra qu’après la prière d’El Asr (vers dix-sept heures, donc). Et c’est aux environs de dix-huit heures trente qu’il stationna dans la Batha de la ville où quelques dizaines de personnes attendaient l’arrivée de proches. J’étais là, valise à la main. Je ne savais où aller. Mais je savais, quand même, que celui qui a une langue ne se perd jamais. En bon Mauritanien, j’avais pris le soin de faire l’inventaire de toutes les familles ressortissantes d’Aleg résidant à Néma. Je n’avais que l’embarras du choix. A une vendeuse de cacahuètes qui me proposait ses marchandises, je demandais le chemin qui menait vers la maison d’un parent douanier. Heureuseme

Mémoires d'un enseignant 5

Le matin, aux environs de neuf heures, je me rendis à la direction régionale de l’enseignement fondamental. Une bâtisse constituée de quelques pièces exiguës en guise de bureaux. Elle faisait face à l’école communale où le directeur, aujourd’hui député, se démenait, non sans mal, pour imposer discipline à toute la progéniture des fonctionnaires et autres autochtones de la vieille cité. Devant la porte, se tenait un gaillard de plus d’un mètre quatre-vingt-dix, barbe hirsute, habits sales. J’appris, plus tard, qu’il s’agissait de Hamme, un fou squatteur d’un des magasins de la direction, qui, dans ses moments de lucidité, servait de gardien. C’était le 10 octobre 1988. Déjà une semaine que l’école avait, officiellement, ouvert ses portes. J’étais envoyé à Oualata, comme l’indiquait l’affiche sur un des murs de la direction. Quelques enseignants, mécontents de leur affectation, faisaient le pied de grue, attendant le directeur pour réclamation. Celui-ci était un dur de dur, de la promotion 1968.

Les instituteurs le surnommaient Carlos. Costaud et peu courtois, il pouvait, facilement, «casser du maître». Lorsqu’il arriva, vers onze heures, j’étais pratiquement le seul à l’attendre encore. Après quelques salamalecs par ci, quelques informations par là, il rejoignit son bureau. Un vieil instituteur qui faisait office de secrétaire m’introduisit. J’attendis que mon supérieur finisse de regarder de vieux documents, histoire de me faire attendre. «Oui…», me dit-il et, sans me donner le temps de répondre, poursuivit: «tu es instituteur?» J’acquiesce et me présente. Aussitôt, le directeur retire une liste du tiroir de son bureau. Je reconnus celle du convoyeur. «Ah, c’est toi le démissionnaire d’Aleg», ironisa-t-il. «Tu iras enseigner à Oualata. Prends soin de t’y rendre le plus tôt possible. Une mission de contrôle partira ces jours. Tous ceux qui ne seront pas sur place en assumeront l’entière responsabilité. – Quelle responsabilité?», rétorquais-je. Le directeur me menaçait de suspension. Visiblement, mon comportement, à l’égard du vieux convoyeur, m’avait desservi. Sans même prendre la peine d’écouter mes explications, le directeur rangea ses affaires et sortit de son bureau. Dépité, je fis de même. Dehors, j’appris que mon supérieur était parti à la wilaya. Moktar, un ancien maître de plus de trente ans de service, devenu conseiller pédagogique, avait tout entendu de la scène et me conseilla de partir. «Oualata, mon fils, c’est à plus de 130 kms, vers le Dhar. Plus de quinze heures de routes dans les camions. – Où se trouve son garage?» Moktar ne manqua pas de sourire. «Quel garage? Parfois, on peut faire plusieurs mois sans trouver de véhicule pour Oualata. Et, une fois là-bas, les fonctionnaires n’ont plus que les hypothétiques descentes du hakem, du commandant de brigade ou autres improbables missions, pour espérer revenir à Nema.»
Les interventions de mon correspondant douanier, malgré son amitié avec le directeur régional, ne me furent d’aucun secours. Et j’en apprenais de belles: trouver un enseignant de français, pour Oualata, relevait de l’exploit. Celui que je devais remplacer avait attendu dix ans pour se «libérer». Probablement, je devrais patienter autant. Ayant usé toutes les possibilités de faire revenir le directeur sur sa décision, je me résolus à partir sur mon poste. Selon mes informations, c’était une école à cycle complet, c'est-à-dire pourvue de six classes et j’aurais vingt heures de service à assurer, par semaine. «C’est», voulut me consoler un parent, «une ville sainte où tu pourras profiter pour devenir érudit. Il suffit, pour cela, d’acquérir une grande tablette. Ses oulémas, comme ses madaris, sont célèbres.» J’attendis encore cinq jours, à Nema, pour préparer mon voyage vers l’inconnu. Au cours de mes recherches, j’appris que, dans le cadre d’un projet de désenclavement des villes historiques de Mauritanie, l’UNESCO avait doté la ville d’un camion Unimog qui assurait la desserte de la cité historique. Les Oualatois l’appelaient, ironiquement, «Khabkhaba» à cause de sa lenteur. Normalement surchargé, le camion mettait trois heures de plus que la moyenne pour parcourir le trajet. En plus de quintaux de bagages, c’était, souvent, plusieurs dizaines de passagers, accrochés les uns aux autres, qui prenaient le «vol Khabkhaba», à destination de Oualata. La réservation du siège avant, à côté du chauffeur, faisait l’objet d’intenses apartés, d’interventions de connaissances, assortis de plus d’un mois de «manifestations d’intérêt(s)». Cette place de choix échoyait, ordinairement, aux «grandes» personnalités, anciens hauts fonctionnaires, imams et autres. Un soir, aux environs de seize heures, je pris, inconfortablement donc, place à bord de Khabkhaba. Exceptionnellement ce jour-là, le camion n’était pas surchargé: à peine quelques tonnes de blé, de sucre, de pâtes alimentaires, quelques chèvres, des moutons et une quarantaine de passagers. Après les dernières formalités: achat de pains, vérification des gourdes accrochées aux flancs du camion, assurance que tous les postulants à l’aventure sont bien là; Khabkhaba «décolle», dans un vrombissement qui ameute les alentours des boutiques d’Ehl Kbar devant lesquelles le mobile stationne, habituellement. (à suivre)

Mémoires d'un enseignant 3

En juillet 1988, les affectations étaient terminées. Chacun savait là où il devrait aller exercer ses talents de jeune instituteur. J’étais de ceux qui partaient au Hodh Chargui. C’est un rituel, les sortants vont, toujours, dans des wilayas comme les Hodhs, le Guidimaka, le Tagant, le Tiris Zemmour ou Dakhlet Nouadhibou. En août, un communiqué de la radio convoqua les instituteurs sortants à se présenter, dès le 15 septembre, à l’ENI de Nouakchott, pour leur acheminement vers leurs lieux de travail. Le communiqué précisait que ceux qui ne viendraient pas prendraient en charge les frais de leur transport. Le jour prévu, l’enceinte de l’école de formation fut prise d’assaut par des centaines d’enseignants. Baluchons, sacs de toute nature, bagages divers traînaient par terre. En petits groupes, les instituteurs discutaient de tout. La scène ressemblait à celle du transport des agriculteurs vers leur terroir respectif, pendant l’hivernage. Les bus de la STPN (Société de Transport Public National) étaient déjà là. Les chauffeurs buvaient tranquillement leur thé. Les convoyeurs, en leur qualité informelle de chef de bord, se faisaient attendre. Ce sont souvent de vieux fonctionnaires du ministère, généralement des instituteurs au crépuscule de la carrière, que les directions centrales mobilisent pour des travaux à la fois peu fatiguant et rentables. Il fallut donc patienter, relativement longtemps, et c’est seulement aux environs de midi que les cinq bus «décollèrent». A bord, tous les instituteurs affectés au Brakna, en Assaba et dans les deux Hodhs. C’était inconfortable. La fumée que dégageaient de vieilles pipes se mêlait à une cacophonie de bruits de toutes origines. Partout, entre les allées et sous les sièges, des bagages entassés dans un désordre anéantissant provoquaient crampes et courbatures. Des rires à grands éclats de quelques instituteurs insolents transperçaient, régulièrement, l’atmosphère, faisant sursauter ceux qui, malgré l’inconfort, tentaient un petit somme. Les menaces et réprimandes des convoyeurs ne faisaient qu’exacerber la situation. C’est aux environs de quinze heures que les bus arrivèrent, cahin-caha, à Boutilimitt. Un petit arrêt de quelques minutes permit aux plus riches de se payer du pain et des bouteilles d’eau. Aux autres, de boire aux fûts et robinets, gracieusement offerts par les propriétaires des restaurants, sis au long du goudron traversant la ville. A l’époque, les sortants attendaient trois mois avant de percevoir leur premier salaire. Pour survivre, c’était, donc, pique-assiette. Certains, après cette période obligée, poursuivront cette détestable pratique, durant tout leur séjour, c'est-à-dire, deux à trois ans, au moins. Il fallut, aux vieux convoyeurs, plusieurs minutes pour rassembler leurs indélicats passagers. Vérification faite des effectifs, les bus continuèrent leur voyage. La fatigue, la faim et la chaleur imposèrent le calme. Ceux qui ne dormaient pas regardaient, à travers les vitres, les paysages encore un peu verdoyants d’un hivernage finissant. Régulièrement, les coups de volant ou les secousses réveillaient les dormeurs de leur torpeur. A seize heures quarante-cinq, le convoi arrive à Aleg. Initialement, il était prévu d’y passer la journée. Mais, après de brèves consultations, chauffeurs et convoyeurs décident de pousser, encore, quarante kilomètres jusqu’à Cheggar. Cette décision suscita, en vain, la désapprobation de certains instituteurs. Quant à moi, sac en main, je me dirigeais, à grandes enjambées, vers la sortie. J’avais décidé de rester chez moi, à Aleg, jusqu’à la fin septembre. La rentrée des classes étant prévue, cette année-là, le 3 octobre. Mais c’était sans compter avec la détermination d’un des convoyeurs de ne déposer chacun que dans son poste d’affectation, en prenant soin de bien vérifier, sur sa liste, la destination de chaque «colis». «Tu es affecté au Hodh», me dit-il, lorsque je tentais de lui expliquer mon dessein, «alors, tu ne peux pas descendre ici.» Toutes les tentatives de le convaincre s’avèrent vaines. Les interventions des chauffeurs ne me furent d’aucun secours. J’étais dans la liste du Hodh, je ne pouvais descendre qu’au Hodh. Selon lui, les instructions étaient fermes: Les instituteurs ne descendent que dans leur wilaya d’affectation et les convoyeurs sont «responsables de nous» jusqu’à notre «livraison» à la DREF (Direction Régionale de l’Enseignement Fondamental). J’étais déterminé à rester à Aleg. L’invocation de voir ma maman, de saluer ma famille et de la nécessité de rechercher encore de l’argent n’ont pas suffi à faire lâcher l’intransigeant. Dans le bus, des voix de protestations se lèvent. Le retard commence à durer. Très énervé, je dis au convoyeur que je démissionne, à partir de ce jour. Il prit, alors, sa liste, cocha devant mon nom et griffonna quelques écritures, avant de s’esquiver pour me laisser sortir. Aussitôt, dans un vrombissement assourdissant, la petite caravane reprit la route en direction de l’Est, il était déjà dix-sept heures, passées d’un bon quart d’heure. Valise à la main, je m’engageai, dans la grande rue, vers chez moi où j’attendis, paisiblement, la fin du mois de septembre, avant de reprendre mon tumultueux voyage vers ma région d’affectation, le Hodh Chargui.
(à suivre)

Mémoires d'un enseignant 2

Entre janvier et février 1988, les 32 élèves-maîtres que nous étions devraient entreprendre un stage pratique dans les différentes écoles fondamentales de Rosso. Chacun devant choisir selon son lieu d’habitation. Comme j’habitais à Satara, chez mon grand frère, un militaire aujourd’hui retraité, j’ai, tout naturellement, décidé d’aller m’initier à la pratique scolaire à l’école 1 de la ville. L’établissement était tenu, d’une main de fer, par une célèbre directrice, Halima Sy, devenue, depuis, inspectrice. C’est une femme travailleuse, exigeante et ferme. Avec elle, les paresseux et les nonchalants, comme moi, n’avaient pas de chance. C’est d’ailleurs pourquoi beaucoup de stagiaires évitèrent son école. Deux de nos formateurs, le professeur de français, Salin, et celui de psychologie, Ali Bé Pacha, devaient nous suivre dans les classes. Nous étions trois stagiaires chez la tonitruante directrice. J’ai débarqué dans une classe de deuxième année. Plus de soixante bambins. Une belle petite salle dont les murs étaient couverts de jolis dessins, affreusement colorés. Souvent, les maîtres-titulaires profitaient de la venue des stagiaires pour disparaître. Khadi Keita, chez qui je faisais mon stage, n’a pas été l’exception. Il lui fallut juste une dizaine de minutes pour me passer le témoin et plier bagage. J’étais là, entre une foule de petits enfants, tout curieux, qui me regardaient de haut en bas. Sans savoir qui j’étais, pourquoi étais-je là, à la place de leur douce maîtresse. Je ne savais pas par où commencer. On ne s’improvise pas instituteur. J’étais comme un homme du désert, jeté dans les profondeurs de l’océan. Lorsqu’aux environs de dix heures, la cloche sonna, c’était la délivrance. Sans attendre, les petits enfants sortirent dans un désordre qui en disait long sur leur déception. Dans le bureau de la directrice, l’ambiance était amicale. Le thé assorti de pain, d’arachide et de quelques sachets de bissap, égayait l’atmosphère. Mes deux collègues présentèrent leur cahier de préparation à la signature. La directrice les observa, minutieusement, avant de les parapher. Je luis tendis le mien, un petit cahier de 32 pages, à peine couvert de notes. Juste quelques bouts de phrases lapidaires. Un véritable brouillon. Aussitôt le visage de la directrice se renfrogna. Du bout des doigts, elle me renvoie le document presque sur le visage. «Ce n’est pas une préparation, ça, c’est du n’importe quoi!» Calmement, je repris mon cahier couvert de poussière. A la descente, mes deux amis m’apprirent comment faire un bon cahier de préparations. Toute la nuit, je me suis employé à tracer, dessiner, colorier. Je voulais plaire à madame la directrice. Deux semaines plus tard, Salin débarque, de bon matin, dans notre école. A onze heures, nous devions assister à une leçon-modèle, dans une classe de 5ème année, tenue par un de nos amis stagiaires. Nous étions tous là, assis au fond de la classe, avec l’encadreur. Salin était pointilleux. Il exigeait les virgules, les accents et l’intonation. Pour un lapsus, il pouvait se lamenter des heures et des heures. Le maître faisait une leçon d’orthographe. C’était le pluriel des noms en (al). Les exemples étaient au tableau. Il y avait écrit, entre autres: les lignes verticaux. Le maître lisait. Derrière, Salin sursautait, à chaque lecture. Il grimaçait, essayait de faire signe à l’instituteur qui le torturait, en répétant et répétant ses lignes verticaux, sans se rendre compte de sa grossière erreur. Lorsqu’il finit sa leçon, Salin était tout en sueur. C’est à peine s’il attendit que le dernier élève sorte pour sauter sur le pauvre maître, qu’il submergea de critiques et de reproches. Deux heures durant, le vieux professeur, qui forma tant d’instituteurs en France, en Belgique, au Sénégal et dans d’autres pays d’Afrique, monopolisa la parole. Regrets, règles de grammaire, de syntaxe, de morphologie. C’était une véritable catastrophe. Impossible, répétait-il, tout rouge de colère. Dégoûté, ce fut la première et la dernière fois qu’il nous rendit visite. Au mois de février, le stage prit fin. Notre école nous organisa un pot d’au revoir. Thé, boissons, beignets. Congratulations, échanges d’amabilités et excuses. Curieusement, la directrice m’attribua la meilleure note de stage et loua, devant le directeur de l’école normale, mon sang-froid et ma maîtrise de soi, lorsque, devant tout le staff, elle m’avait jeté mon cahier de préparation à la figure. Après le stage, nous passâmes à peine deux mois à l’E.N.I. Régulièrement, pendant le cours de français, Salin nous rappelait, avec amertume, le si peu inspiré cours d’orthographe. Puis, en avril, juste après le retour des fêtes de Pâques, nous entamâmes les examens de sortie. Tous admis. Aucun échec, c’est le propre des écoles nationales de formation. Le difficile, c’est d’y accéder. La sortie est garantie. En juin, après la délibération, diplômes de CAP (Capacité d’Aptitude Professionnelle) en poche, on n’attend plus que d’être affecté pour aller servir, l’année suivante, dans les écoles du pays. C’était la vieille «belle époque» du PRDS et du président Maaouya. Les grands barons de cette formation politique avaient, encore, leur mot à dire. Pourtant, malgré l’intervention d’un des plus grands d’entre eux, je fus largué à plus de 1.000 kilomètres de mon Brakna natal, loin, très loin au Hodh Chargui. (A suivre)

Mémoires d'un enseignant 1

C’est une sierra de souvenirs, faits de hauts et, plus souvent, de bas, que l’instituteur que je suis a retenu de plus de vingt-deux ans de pratique pédagogique. Des confins du Hodh Chargui, où j’ai débuté ma carrière, aux classes, pléthoriques, de Nouakchott, en passant par les dunes et les plaines du Trarza, une véritable montagne de situations, parfois inédites, qui ont ponctué le parcours d’un maître peu exemplaire, venu au métier par le pire des hasards. Sur les conseils de mon directeur de publication, à qui je racontais, incessamment, les séquences de plus de deux décennies d’acrobaties, de suspensions, d’absentéisme, de privations et d’anecdotes plus ou moins savoureuses, j’ai décidé de vous faire partager ces moments de ma vie qui resteront, à tout jamais, gravés dans ma mémoire. N’eût été le destin, j’aurais pu être, aujourd’hui, un brillant juriste. Déjà, en 1985, baccalauréat, séries lettres modernes en poche, j’étais orienté vers la prestigieuse Université de Dakar. Entre la possibilité d’accéder, directement, à l’Ecole Normale Supérieure ou poursuivre mes études à l’étranger, le choix était évident. Moi, professeur, jamais, que Dieu m’en garde, Yalla Téré, Yo Alla Sourou! Mais, après deux ans de piètres résultats, je reviens à Nouakchott, dépité. Inutile d’expliquer les raisons de ce revers. Hé, il n’a pas pu suivre, diront certains. C’est un petit bédouin, aveuglé par les lumières de la ville, diront d’autres. Peut-être cela, peut-être ceci. Beaucoup des grands cadres actuels de notre pays étaient avec moi, à Dakar. L’un d’eux a, particulièrement, attiré mon attention. Désordonné et intelligent. Zéine Ould Zeidane dont chacun connaît l’aventure premier-ministérielle. Grand dormeur devant l’Eternel, fin joueur de belote et d’échecs, prétendument footballeur, ZZ ne ratait, jamais, ses examens de juin. J’aurais pu devenir, aussi, un officier de la garde nationale. Grâce à la règle des dosages, très usitée en Mauritanie, j’aurais, ainsi, pu être membre du Comité Militaire pour la Justice et la Démocratie (CMJD) ou du Haut Conseil d’Etat (HCE). Car, en 1987, j’ai participé, avec plusieurs centaines de postulants, au recrutement d’élèves-officiers. J’ai, même, été retenu parmi les cinq admis. Mais le diagnostic de l’adjudant-chef S. M., infirmier-major de la garnison, conclut à un problème d’acuité visuelle. C’était, pour lui, suffisant pour substituer le premier de la liste d’attente à ma place. L’adjudant-chef, aujourd’hui retraité, avait ses raisons que la raison ne connaît pas. Les efforts de ma défunte tante ne servirent à rien devant la détermination du sous-officier à me remplacer par quelqu’un de plus «intéressant». C’était en octobre 1987, aux environs de dix heures, que je repris possession de mon dossier, au bureau du recrutement de l’état-major de la garde nationale. Déçu, je m’engage dans la rue qui mène au centre-ville, sans savoir, exactement, où j’allais. En passant devant l’Ecole Normale des Instituteurs (ENI), un attroupement attira mon attention. C’est, me dit quelqu’un, l’inscription pour le concours de recrutement d’une centaine d’enseignants d’arabe et de huit instituteurs de français. Les candidats titulaires du bac ne passeront qu’une année au lieu des trois prévues pour la formation. Sans hésiter, je m’empresse de déposer le même dossier que je venais, tantôt, de retirer de chez les gardes. Je ne réalisais pas que je venais de m’engager dans le métier le plus ingrat du monde. Nous étions plus de quatre-vingt à passer le concours. Huit furent retenus. Après quelques formalités d’usage, le groupe fut reparti sur les deux écoles normales de Nouakchott et de Rosso. J’étais de ceux qui devaient aller se «former» à Legwareb, une ville que je connais parfaitement bien pour y avoir fait une partie de mon fondamental. Juste quelques semaines de formation. De décembre à mars, avec un mois de stage. Presque des «tout-droit» ou des «poignées de Jibril» – deux promotions célèbres, chez les instituteurs: l’une, recrutée de la rue, et l’autre, directement envoyée dans les classes – une sorte de formation sur le tas, dictée par les exigences d’un besoin, pressant, en enseignants. A l’époque, le directeur de l’ENI était l’inspecteur Coulibaly Bakary Mansour, un vrai spécialiste de l’éducation, rigoureux, exigeant et sérieux. Pourtant, la formation était passable. Ainsi, les stagiaires passaient le plus clair de leur temps entre des randonnées, douteuses, à Rosso-Sénégal et d’interminables parties de belote. A la fin de chaque mois, le bureau de Moulaye, le gentil économe, était pris d’assaut par les élèves-maîtres, à la recherche d’une maigre bourse de 5.500 ouguiyas. Certains de nos professeurs avaient pratiquement notre âge. C’est le cas de ce français d’à peine 25 ans, Monsieur Trincan, qui nous enseignait les mathématiques. Alors que d’autres, comme Aoûta, professeur de pédagogie spéciale, ou Salin, professeur de français, avaient, largement, dépassé la cinquantaine. Ils n’avaient, évidemment pas, tous le même tempérament. Autant, monsieur Aoûta était souple et courtois, autant le vieux Salin était rigide et peu avenant. (A suivre)
Sneiba El Kory