lundi 26 juillet 2010

Mémoires d’un enseignant (27)

Le lendemain du passage du directeur régional de l’enseignement fondamental, je pliai bagage en direction de Rosso. Evidemment, je me suis offert un «petit crochet» d’une semaine à Nouakchott. Les gens d’Archane, dont un des cadres, avocat de renom, connaissait le wali du Trarza, se mobilisaient fortement pour obtenir mon retour. C’était l’époque où l’instituteur, le puits, le forage, le point de santé, le blé, l’huile et autres commodités constituaient les plus sûrs moyens pour faire entendre raison aux quelques récalcitrants, peu nombreux d’ailleurs, qui n’étaient pas encore totalement enclos dans le système en place. Or, Archane était un des rares villages du Trarza à être, encore entièrement, acquis à la cause de l’opposition, particulièrement à l’Union des Forces Démocratiques. Cette «insubordination» lui valait, d’ailleurs, beaucoup de déboires dont le plus gênant restait le forage de Breibira – un puits – à quelques encablures du village. Une incommodité bénie par les dignitaires locaux du puissant PRDS de l’époque, et qui avait été à l’origine d’une forte bataille entre la collectivité bénéficiaire et celle du village d’Archane. B.O.M., un Hartani de cette dernière collectivité, venu, de Boutilimitt, défendre les terres traditionnelles de son ensemble tribal se rappelait, avec amertume, les jours de paix où, sous des tentes bien aérées, il buvait, suavement, «El ma‘ou El Baridi» - en Arabe, cette phrase est une véritable hérésie grammaticale – du puits de «Lebzazile» – un autre nom d’Archane.

A Rosso, le DREF m’établit, par le biais de son secrétaire et sans me consulter, une note d’affectation dans un petit adebaye reclus, quelque part sur la rive du fleuve. En vrai «Harag Egoum» – celui de l’extraordinaire Tala’a, du grand chantre de la poésie Hassanya, Cheikh Ould Mekkiyinne, qui ne comprenait rien à l’affaire, en brûlant un certain arbre – le directeur ignorait tout de ma légendaire insubordination et de mon peu de vocation pour le métier d’instituteur. Au pied levé et sans détour, je lui fis savoir que je n’irai jamais dans ce village. Menaces et injonctions ne servirent qu’à raffermir ma décision. L’intervention importune d’un inspecteur de passage lui valut une véritable volée de bois vert de ma part et, en à peine une heure de temps, je m’étais mis tout le staff de la direction sur le dos. Mais les manœuvres de mes «parents» d’Archane continuaient, parallèlement. Je suivais ces tractations avec un intérêt particulier, en espérant qu’elles fassent mouche, désireux de m’épargner une nouvelle bagarre, inégale, contre un directeur régional déterminé à me faire comprendre, une fois pour toutes, que je n’étais qu’un subordonné. En attendant, je me baladais à Rosso, en compagnie de Jiddou, mon ami de l’Ecole Normale, qui enseignait à l’école 1 de la capitale régionale. Souvent, le soir, j’«attrapais» une main de belote avec Feu Abdoulaye Doumbia, le directeur régional de la Sûreté du Trarza, Deuf Ould Babana, l’ancien directeur de la Plaine de Mpourié, Kamara Dramane et Sall Kalidou. De temps à autre, je passais à la direction régionale, où le secrétaire du directeur m’apprenait que rien n’avait encore évolué. Mais un matin, vers huit heures, alors que j’accompagnais Jiddou sur le chemin de son école, la voiture du directeur freina à nos pieds. «Viens me voir, au bureau, à 10 heures!» Cela présageait quelque chose de nouveau et je décidai d’obtempérer. Lorsque je fus sur place, le directeur essaya, à nouveau, de me convaincre de rejoindre mon nouveau poste d’affectation. «C’est», me confia-t-il, «une petite bourgade dont l’école dispose d’une importante cantine, de plus de cent rationnaires, tous internes». J’avoue que, pour un instituteur, cela voulait beaucoup dire. «En plus», ajouta-t-il, «tu ne dépenseras rien: tous les enseignants sont totalement pris en charge par le gentil chef de village». Mais, une fois encore, je répondis que, pour rien au monde, je n’irai dans ce bled. Fort en colère, il s’écria, à très haute voix, que je ne voulais pas travailler et que, par conséquent, j’en assumerais l’entière responsabilité. Echanges de propos peu courtois. Sur un coup de tête, je décidai de demander audience au wali. C’et ainsi que, vers 14 heures, le DREF fut surpris de me trouver dans la salle d’attente de celui-là, à attendre mon tour. Je savais que je n’avais pas raison mais je savais, aussi, que les chefs de services régionaux avaient horreur d’être cités devant les autorités administratives. C’est certainement pourquoi le directeur me proposa de renoncer à cette aléatoire entrevue, en me promettant de trouver une solution à mon problème. «Vas à Nouakchott », me dit-il, «te reposer une semaine, en attendant que ta tête refroidisse. Tu reviendras après». En absentéiste chevronné, je ne me fis pas prier deux fois. Je partis, directement, du bureau du wali vers le garage, pour aller passer plusieurs semaines entre Nouakchott et Aleg, en attendant la décision, désormais très influencée, de mon directeur régional. (A suivre)

Mémoires d’un enseignant (26)

La symbolique d’El Aich, dans le Guebla, constitue toute une histoire. Archane, mon charmant petit village ne faisait, naturellement pas, exception à la place qu’occupe cette spécialité culinaire, qui a la vertu de refroidir les esprits. En vrai Archanois, je me baladais de hangar en hangar, sans aucune restriction. Même Ehl Bobane, la famille d’un fonctionnaire du PNUD, qui avait choisi de vivre en brousse, n’échappait pas à mes visites. La gentillesse d’Ahmed, le papa, et de Raghya, la maman, leur bon méchoui et le lait de leurs chamelles n’étaient, évidemment pas, étrangers à la régularité de mes fréquentations. Trois ans, maintenant, que je travaillais à Archane. Tout se passait bien. Selon les rapports des différentes visites d’inspection, l’école du village fonctionnait normalement. Les parents étaient satisfaits de mon travail. Mes absences, parfois prolongées, ne m’étaient guère reprochées. C’était, là, un indicateur sérieux des bons rapports entre l’instituteur et sa direction, d’une part, et entre les parents et leur garay, d’autre part. On ne me considérait plus comme un «barani» (étranger). Preuve supplémentaire de la confiance dont je jouissais à Archane, certaines affaires internes du village étaient, parfois, débattues en ma présence. J’étais véritablement devenu un homme du campement. Je connaissais les rapports liant les uns aux autres. En fait, le village n’avait plus de secret pour moi. Un jour, aux environs de quatorze heures, un beau 4/4 entra dans le village, en provenance de Boutilimit. Aussitôt, enfants, femmes et hommes sortirent des tentes et des hangars. La luxueuse voiture se dirige vers celui du patriarche Mohamed Ould Mazouk, un homme d’une sagesse et d’une érudition notoires. Un des grands fils du village venait saluer les siens. Comme chaque année, l’homme d’affaires, résidant à Nouadhibou, venait se ressourcer dans la localité qui l’avait vu naître et avec qui il entretenait rapports de convivialité, cousinage et humanisme. Pour le recevoir, tout le village se mobilisa, offrant tout le confort à sa portée. Maintenant, le fils prodigue était là, au centre, entouré de toute la bienveillance des siens. L’ambiance était si belle qu’en intrus, je ne sentais pas le temps s’écouler. L’espace d’un thé, je sus combien, en Mauritanie, la réussite économique de l’individu pouvait lui valoir de respect et de considération, lui permettant d’occuper, entièrement et en un temps record, une place honorable dans la société. Le village d’Archane avait une spécificité. C’était un réservoir d’intellectuels. Pour une population d’à peine deux cents habitants, il comptait plusieurs dizaines de maîtrisards. Sa mahadra, sous le contrôle d’un grand homme de Coran peu complaisant, délivrait, annuellement, plusieurs « Ijazas » [diplômes de maîtrise du Coran].
Vint le moment où je commençai à penser quitter le village. Je sentais que ma familiarité avec ses habitants devenait, insensiblement, un handicap au bon déroulement de ma mission. Un jour, juste après la récréation, le directeur régional de l’enseignement fondamental débarqua à l’école. Après une brève inspection des deux classes, il tint réunion, avec Moktar et moi, dans une des deux salles, en présence d’un autre inspecteur qui l’accompagnait et de son chauffeur. Sans prendre le temps d’en discuter, il nous informa que l’un de nous devait quitter l’école dont le quota d’élèves ne lui donnait pas le droit d’avoir deux instituteurs. Selon lui, le grand déficit national d’enseignants, surtout de français, ne pouvait pas permettre un tel luxe à un petit village comme Archane. Je compris alors que j’étais le partant. Moktar essaya, vainement, de faire comprendre au directeur que mon départ porterait un préjudice, énorme, à l’école. Séance tenante, le directeur m’établit une note de service, me mettant à la disposition de la direction régionale. Je devais m’y rendre dans deux jours et, sans autres commentaires, le DREF reprit la route vers Boutilimit. La nouvelle de mon affectation se répandit, comme une trainée de poudre, à travers le village. Hommes, femmes et enfants se rassemblèrent sous la tente et le hangar de mes hôtes. L’heure était grave. C’était une véritable catastrophe. Moktar et moi étions pris en otages, bombardés de questions parfois hors de propos. Moktar essaya d’expliquer aux villageois que la décision était encore révocable. Mais il fallait faire vite. Mohamed, le chargé de mission du village, devait, dès maintenant, se rendre à Nouakchott, pour y mobiliser les ressortissants influents d’Archane. Selon l’un des intervenants, Y…, un haut cadre du village, connaissait très bien le ministre de l’Education. Hé, assalamou aleykoum, renchérit un autre, le ministre est un homme de telle tribu! Historiquement, nous sommes «la même chose». Jusqu’à la prière de dhor, les gens du village tinrent, ainsi, réunion informelle qui décida d’envoyer, le jour même, une délégation dans la capitale. Sous cape, quelques hommes et femmes souhaitaient, en moindre mal, le départ de Moktar. Quant à moi, je n’attendais plus que le lendemain pour partir à Rosso, souhaitant que les manœuvres de mes gens m’épargnent une affectation vers une destination inconnue, où je devrais encore, me réadaptater.
Sneiba El Kory

Mémoires d’un enseignant (25)

Finalement, pour pallier au manque de salles de classes, un magasin, préalablement destiné aux choses de la cantine, fut transformé en une première année, tenue par son « excellence » Moktar Ould Horma, le directeur de l’école. J’avais, moi, une classe de sixième, de plus de quarante élèves. Tout se passait relativement bien. La récréation était, pour mon directeur et moi, l’occasion de boire un verre d’un thé passable, assorti d’un morceau de pain de la veille. Au village d’Archane, la vie était des plus simples. Juste deux à trois centaines d’habitants, disséminés dans quelques dizaines de tentes et de hangars. Généralement, les jours ouvrables, il n’y avait, généralement, que Moktar et moi, au milieu d’une communauté de femmes et d’enfants, plus quelques hommes invalides, très vieux, pour la plupart. L’école était située à quelques mètres du puits. C’est pourquoi, régulièrement, surtout les jours de congé, j’allais passer de longs moments avec Blal, un Hartani de plus de soixante ans, responsable en chef de «Lebzazil» – autre appellation d’Archane. Là, autour du puits, tout se raconte. C’est le lieu privilégié de rencontre des étrangers en quête de bêtes égarées, des bergers à a recherche de travail, des troupeaux en transit vers d’autres pâturages. Le soir, après la prière d’el’asr, vers 17 heures, je me dirigeais, systématiquement, vers la demeure de Mohamed Abdallahi Ould El Kherchi, le forgeron du village, où feu Mohamed Ould Mazouk, un érudit, Sidi Mohamed Ould Ahmed Saleh, spécialiste et fin connaisseur de toutes les tribus de Mauritanie, et quelques autres notables septuagénaires du village venaient prendre leur «Dhehbi» – un thé qui se partage, dans la tradition maure, aux environs de 17 heures.

Mohamed Abdallahi était, à la fois, l’artisan et le boucher du village. Son thé raffiné, ponctué d’anecdotes, d’épopées tribales et d’histoires de grands Hommes, durait jusqu’à l’appel du muezzin pour la prière du crépuscule. Sauf au mois de Ramadan, où des veillées sans fin permettaient de casser la monotonie de longues nuits broussardes, le temps paraissant infiniment long, dans ce charmant petit village. Le jeudi soir, celui-ci s’animait, cependant, en perspective du retour des «deymassa», ceux qui viennent pour le week-end. Quasiment tous les fonctionnaires originaires du petit hameau, avocats, magistrats, professeurs, étudiants et autres, revenaient, ainsi, de Nouakchott, de Boutilimitt ou de Rosso et, pendant deux jours, Archane changeait du tout au tout: viandes en abondance, fruits, voitures, ambiance de fêtes. J’étais systématiquement invité par l’un ou l’autre de ces «rapatriés». L’occasion, pour moi, de recevoir les dernières informations et, parfois même, quelques journaux. De temps à autre, j’allais, passer le week-end, à Boutilimitt. A pied. C’était juste une promenade de santé, d’une heure et demie, parfois deux, que de parcourir les douze kilomètres qui séparaient le village de la ville. Un soir de décembre 1997, Moktar, mon bouillant directeur, de retour de Boutilimitt, m’apprit que je faisais partie des membres du bureau de vote pour l’élection présidentielle du 12/12. Le jour J, je me présente, comme tous les autres, à l’école 3 de Boutilimitt. Le chef du bureau était un ingénieur du ministère de l’Equipement, ressortissant de Dienket Meyloud, un quartier symbolique de cette ville pétrie d’histoire. Le hakem de l’époque était feu Diaguly Ould Moktar, un administrateur réputé droit, juste et responsable.
Les opérations commencèrent un peu en retard, vers 7 heures passées de 20 minutes. Au début, tout se passait relativement bien. Les hommes et les femmes, bien en ordre dans un long rang, votaient un à un. Cependant, le président du bureau, Pé-éRe-Déiste jusqu’à la mœlle, espérait pousser la tolérance au point de laisser voter certains électeurs sans pièce d’identité, sous prétexte qu’il les connaissait. Il nous fallut, un ami et moi, plus d’une demi-heure de discussion, houleuse, pour lui faire entendre raison. Lorsque, vers 15 heures, le rang fut épuisé, le moment de répit fut mis à profit par ledit président pour vilipender notre «insubordination» et notre méconnaissance des dispositions du code électoral, qui lui donnaient le dernier mot, en cas de litige sur l’autorisation ou non de vote d’un électeur. Vers 16 heures, un rang de plusieurs dizaines de personnes se présenta au bureau. Je reconnus certains de nos électeurs du matin, et pas des moindres: hauts fonctionnaires enturbannés et autres fraudeurs, venus voter à la place d’électeurs fictifs ou sans état-civil. Je voulus m’élever contre cette magouille organisée mais le président me dénonça, illico, au hakem qui faisait la navette entre les différents bureaux. Celui-ci me fit monter dans sa voiture et me dit, en présence de son chauffeur et de son garde: «Hé, laisse les gens travailler» – entendez frauder – «ou bien je t’enlève de ce bureau. D’ailleurs, nous n’avons pas besoin de toi.» Le renvoi était formel et sans appel. Sans avoir eu le temps de répondre, je fus redescendu dans la rue, avec instruction, officielle, à mon président de bureau, de signaler, sur le champ, la moindre de mes «turpitudes». Peu soucieux de moisir en prison, je pris mes cliques et mes claques et quittai, à l’instant même, Boutilimitt, à destination d’Aleg, avec la consolation, tout de même, de n’être pas obligé à signer des procès-verbaux d’une opération de fraude à grande échelle, officiellement autorisée, pour ne pas dire orchestrée. (A suivre)

Mémoires d’un enseignant (24)

Après un détour de plusieurs jours à Nouakchott et risquant d’être suspendu, je devais regagner, sans plus tarder, Archane, mon nouveau poste. Je pouvais bien m’y rendre directement mais, pour des considérations administratives, il me fallait, d’abord, passer par l’inspection départementale de l’enseignement fondamental de Boutilimitt, dont je dépendais désormais. C’était juste un petit bureau, situé dans l’enceinte de l’école 4 dont la directrice, Maimouna Mint Choumad, était un exemple vivant de vivacité, de rigueur et de responsabilité. L’inspecteur, feu Saadi Ould El Idi, un homme d’une cinquantaine d’années, chauve, jovial et au rire sarcastique, se distinguait à peine de la dizaine d’instituteurs qui l’entourait dans le modeste bureau. Le fourneau, sur lequel une vieille théière marmonnait une chanson à peine audible, ajoutait à la chaleur du lieu. Il était aux environs de onze heures trente, quand je me présentai. L’inspecteur appela, aussitôt, un homme d’une soixantaine d’années et lui déclara: «Le voici, votre instituteur! Ne t’avais-je pas dit que la direction m’avait assuré qu’il était en route? Prends-le, montre-lui le garage de votre campement.» Mohamed Ould Nah, chargé par le village de poursuivre, en vrac, les vivres, le Croissant rouge, les campagnes de vaccination et les instituteurs, m’invita à le suivre pour préparer le départ au campement.

Au marché, il me montra le garage d’où partaient les vieilles 404 desservant Archane, El Kame, Naimatt et autres villages périphériques de Boutilimitt. C’est vers dix-huit heures que la Land Rover d’Ould Meidou – un sahraoui résidant à Boutilimitt depuis le milieu des années 70 – pleine de gens, de pains, de sacs de riz, de blé, de rakel et autres nécessités broussardes, quitta la ville en direction des campements qu’elle desservait quotidiennement. Archane, à quelque douze kilomètres, était la première escale. Nous descendîmes, Mohamed et moi, dans un vague espace devant un hangar entouré de barbelés. «La mosquée», me dit-il sobrement mon compagnon. Tout autour, juste une trentaine de tentes et de hangars, disséminés sur plusieurs milliers de mètres carrés. Le hangar de mon hôte était particulièrement spacieux. A l’intérieur, une femme, enveloppée dans un voile beige, m’invita à m’asseoir sur une couverture qu’une de ses deux grandes filles venait d’installer. La nuit commençait à tomber. Un muezzin essayait de faire entendre son appel dans un vieil haut-parleur rebelle. Des hommes sortirent des quatre coins du campement et se dirigèrent, majestueusement, vers la mosquée. Déjà, la nouvelle de mon arrivée avait parcouru le village. A la fin de la prière, j’entendis un homme demander à mon hôte: «Mohamed, c’est un Hartani ou un Kowri (littéralement: Négro-africain)?» Une dizaine d’enfants, probablement des élèves, s’étaient rassemblés chez mes hôtes, curieux de voir leur nouveau maître de français. Aussi, quelques hommes du village, venus me saluer. Informations prises, je n’étais finalement, selon leurs dires, que «quelqu’un parmi eux». «Les I … auxquels tu appartiens et les I… que nous sommes sont les mêmes. Sois le bienvenu, ici, tu es chez toi.» Des amabilités formelles, qui ne veulent, finalement, rien dire et auxquelles tout étranger aurait eu droit, quelque soit sa région, sa tribu, son ethnie et parfois, même, sa religion. L’école d’Archane comptait une quarantaine d’élèves, assis par terre, dans une salle poussiéreuse de quatre mètres sur trois. Moktar, un archanois de quarante ans, était son principal. Régulièrement, il me racontait les péripéties qui avaient ponctué la fondation de l’établissement. Que de fois la tente sous laquelle il enseignait avait été saccagée par un des détracteurs de l’institution scolaire! Que de fois, Moktar avait-il dû transporter, seul, sur son dos, cette tente que, des heures et des heures durant, il s’employait à planter, toujours seul, avant d’entreprendre une campagne de mobilisation sur la fréquentation scolaire! Un paradoxe car la localité d’Archane dont l’école datait des années cinquante est devenue un vivier de cadres, d’avocats, de magistrats, de professeurs etc. Aujourd’hui, avec la déperdition et la défiance envers le système scolaire, l’école d’Archane, comme pratiquement toutes les autres du pays, a perdu de sa notoriété. Moktar, le directeur, était un instituteur d’Arabe. Or, la prestigieuse mahadra du village que tenait, d’une main de fer, «l’homme de Coran», Mohamed Salem Ould Minahna, concurrençait sérieusement les enseignements de l’école de Moktar. Avec l’arrivée d’un instituteur de français, l’école reprit, peu à peu, de sa vitalité. Certains de ses élèves qui la désertaient revinrent, au grand bonheur de Moktar qui, depuis mon arrivée, n’est plus le directeur de sa seule «tête» mais aussi d’un subordonné dont le tempérament et l’âge présageaient une fructueuse collaboration.
Sneiba El Kory

Mémoires d’un enseignant (23)

C’était la fin du mois d’avril à Mansour. Je n’attendais plus que la rituelle dernière visite des inspecteurs pour partir en vacances. Habituellement, l’école des adwabas débutait en novembre et finissait en avril. Une année scolaire de six mois à peine. La mission d’inspection ne tarda pas. C’était souvent l’occasion, pour quelques inspecteurs, stressés par la monotonie de la ville, d’entreprendre une tournée de relaxation au cours de laquelle les instituteurs visités se débrouilleraient,certainement, à trouver un cabri bien gras dont la viande tendre stimulerait la sympathie et encouragerait l’esprit coopératif des visiteurs. En cette optique, les villages et adwabas étaient minutieusement «catégorisés». Passons la journée dans tel village, c’est sûr que son enseignant nous égorgera un mouton, il a une cantine. Pas question de passer la nuit dans cet eddebaye: trop pauvre! Aucune chance d’y trouver la moindre goutte de lait. Continuons, plutôt, vers l’autre campement, ce sont les Oulad […], une gentille tribu, nous pourrions même trouver quelques cadeaux, au bout de notre visite. Suivant ces paramètres, le village de Mansour constituait une escale privilégiée.

Sa richesse, d’une part, et la gentillesse de Fatimetou Zahra et de son fils Mohamed Alias Ehelna, d’autre part, n’étaient pas étrangères à cette éligibilité préjudiciable. La mission m’informa que j’étais retenu pour les modalités du concours d’entrée en sixième, aussi bien la surveillance que la correction. Mais c’était sans compter sur la relation tribale qui me liait au doyen de la direction régionale, l’inspecteur Ahmed Jiddou dont l’intervention m’exempta des examens. Cette année de 1992, j’étais déterminé à ne plus revenir au Hodh Chargui. Quatre ans entre le Dhar de Oualata, les collines du Kouch, les savanes de Bassiknou et Fassala Néré, c’en était trop.Théoriquement, je devais formuler une demande que le directeur régional devrait viser, avec avis. En fait, je ne suivis, en rien, cette procédure. Je comptai sur mes nombreuses relations et mes extravagantes connaissances. C’était à une époque où tout était possible. Comme d’habitude, j’ai passé mes vacances entre Nouakchott et Aleg. Les jours ouvrables, je les passais avec des centaines d’instituteurs et de professeurs, assis dans l’enceinte du ministère de l’Education ou dans ses alentours immédiats. Au cours de ces rencontres informelles, des supputations de toute nature se racontaient. Discussions politiques acharnées, entre protagonistes de camps opposés. Analyses économiques de professeurs, instituteurs ou autres improvisés experts. Dernières nouvelles des indemnités de direction, de bilinguisme, de multigrade. Rumeurs d’un probable mouvement au ministère. Tout le monde attendait les affectations. Moi aussi, sans avoir entrepris la moindre démarche, j’attendais d’être muté. Un jour, un ami, neveu du ministre de l’Education de l’époque, me proposa de m’emmener chez lui. La maison était pleine de gens, des parents dans la maison d’un de leur fils. Rien de plus naturel. J’attendis, jusqu’aux environs de dix-neuf heures, le retour du ministre qui, après m’avoir reçu dans son vaste et confortable salon et m’avoir reconnu, grâce à ses relations avec un autre frère à moi, me promit de me faire aller là où je voulais servir. Sur un bout de papier, il mentionna mon nom complet, mon matricule et la région où je voulais servir. Je n’avais pas grand espoir, surtout lorsqu’il déposa le bout de papier sur une petite table à proximité. Pourtant, deux mois plus tard, en septembre, à la publication du mouvement des instituteurs, j’appris, alors que j’étais à Goueibina (autre nom d’ Aleg) que j’étais affecté au Trarza, exactement la région que j’avais demandée au ministre. Curieusement, j’ai commencé à éprouver la nostalgie des écoles de Oualata, de Vir Kitane, d’Agoueinitt et de Mansour. En octobre 1992, je me rendis à Rosso pour «servir et faire valoir ce que de droit». La direction régionale de l’enseignement fondamental était une vieille bâtisse coloniale. Le directeur régional, la cinquantaine largement entamée, virevoltait de bureau en bureau. Une poignée d’enseignants occupait le couloir, peu spacieux, qui menait aux affichages du mouvement régional. Sur une des listes, je reconnus mon nom et matricule. La localité correspondante était Archane, dans le département de Boutilimitt. Un nom que je n’avais jamais entendu prononcer, au long de mes 26 ans. Renseignements pris, je sus qu’Archane était un petit campement, situé à douze kilomètres à l’ouest de Boutilimitt, sur la route de R’kiz. Je n’avais ni le temps, ni le choix, ni le droit de protester. D’ailleurs, pour un absentéiste aguerri comme moi, ce poste me seyait bien. Boutilimitt était un poste de prédilection, pour un Alégois comme moi dont les occupations et les amis se situaient à Nouakchott. Sans plus tarder, je repartis encore passer quelque temps chez les miens, avant de regagner mon nouveau poste, aux confins de la belle et célèbre ville de Boutilimitt. (à suivre)
Sneiba El Kory

Mémoires d’un enseignant (22)

Comme à Agoueinitt, je n’ai accompli qu’une année scolaire, dans le village de Mansour. Mais, en quelques mois, je connaissais pratiquement tous les environs. Régulièrement, je me rendais à Kleiva, chez mon collègue Sidi Mohamed, ou à Khairelgani, en compagnie de mes amis du village, assister à la célébration d’un mariage, baptême ou toute autre manifestation mondaine. En fait, j’étais un véritable «djebab» (troubadour) qui ne manquait aucune occasion d’égayer des moments de brousse particulièrement fastidieux. J’avais décidé, au constat du très faible niveau de mes élèves, d’établir une classe de cinquième année, et plusieurs d’entre eux abandonnèrent l’école. Je n’avais plus qu’une vingtaine de garçons et de filles, aux âges composites. Véritablement, les conditions minimales pour l’exercice de ma fonction étaient loin d’être réunies. Le taux d’absence atteignait, fréquemment, le paroxysme: juste trois à quatre élèves. Les autres, peu motivés, profitaient de n’importe quelle circonstance pour ne pas venir. En cela, les parents étaient entièrement complices. Mes régulières rencontres, informelles, dans les maisons, au puits, autour du thé, n’arrivaient pas à convaincre de l’importance de l’école. L’ambition d’un habitant de Mansour restait de partir commercer en Côte d’Ivoire, avant de revenir au village, fonder un foyer et disposer de quelques têtes de bétail, d’un fusil et d’une bonne monture, un élégant chameau, de préférence, qui lui permette de «faire rentrer les différents marchés» hebdomadaires de la zone. Un jour, de retour de l’école, j’aperçus, devant la maison de mes hôtes, deux grosses voitures. Une forte animation régnait dans la maison. C’était le maire de Bassiknou, fils du grand émir, chef général du grand ensemble guerrier qui règne sur toute cette zone du Hodh Chargui. Tous les notables du village étaient là. Au centre, l’éminent notable d’à peine trente ans d’âge se faisait entourer de tous les soins. C’était un jour de faste exceptionnel. Viande, zrig, thé. Ambiance détendue. Discussions, taquineries, apartés. C’était à la veille des élections présidentielles de 1992. «Naturellement», le maire et sa délégation étaient venus solliciter le vote de leurs «frères» de la même tribu au profit du candidat du PRDS, Maaouya Ould Sid’ Ahmed Taya. Un grand discours truffé de promesses: sondage, structures de santé, financements pour les coopératives féminines, cantine scolaire, aménagements agricoles et autres; fut prononcé par l’édile. Félicitations, applaudissements, engagement. Vers dix-huit heures, la délégation quitta le village, pour d’autres localités. Il ne faisait plus aucun doute que tout le village de Mansour était du PRDS. Pour une raison on ne peut plus simple: notre tribu est avec Maaouya; Ehelna, le fils de Mahjoub, notre chef de village, a été emmené, en Lybie, par un ambassadeur de notre tribu guerrière, donc nous sommes avec le PRDS. Regardez! Ehelna, le maire lui-même, le fils du grand chef général des Oulad… se déplace pour venir nous voir! Que de considération, que de respect, que d’honneur! La mobilisation sera telle que personne, aucun candidat, autre que Maaouya n’aura, ici, la moindre voix. Celui-ci en aura, d’ailleurs, plus que largement son comptant. Et effectivement: les centaines de bulletins des votants, mineurs, majeurs, morts et vivants du bureau de Mansour, furent enfouis, dans les caisses, avant dix heures, toutes en faveur du candidat du PRDS. Dix-huit ans plus tard, les gens de Mansour attendent, encore, leur sondage, leur structure de santé, les financements pour leurs coopératives féminines, leurs aménagements agricoles, etc.
En 1992, j’ai été envoyé à Koussana, un village situé à quelques dix kilomètres à l’ouest de Mansour, comme chef de bureau. J’avais, comme assesseurs, un infirmier et un vaccinateur qui travaillaient, tous deux, à Fassala Néré. Dés notre arrivée au village, vers dix-neuf heures, le chef de village chez qui nous étions descendus n’attendit même pas la fin du thé pour nous parler. «Ecoutez», nous dit-il, sur un ton si autoritaire qu’on comprit qu’il était inutile de répondre, «ici, tout le monde est PRDS et nous ne voulons pas que les autres villages le soient plus que nous. Notre bureau compte huit cents électeurs dont des aveugles, des handicapés et des gens en voyage. Mais le hakem nous a assuré que nous pouvions voter pour eux. Nous le ferons donc». Aussitôt après ces injonctions, le chef, suivi de trois autres hommes visiblement moins âgés que lui, nous quitta, sans rien ajouter d’autre. C’était un vrai problème. Le jeune garde qui m’accompagnait me fit comprendre qu’ici, les gens étaient comme ça. Chacun est roi chez lui. La notion d’Etat est encore floue dans les esprits. Dans la chambre où nous étions logés, trois armes à feu étaient négligemment déposées dans un coin. Un des hommes qui accompagnait le chef en portait une en bandoulière. Le soir, le village fut très animé. La fumée montait de tous les foyers. Les cris des enfants se mêlaient aux bruits des animaux, dans l’ambiance festive de villageois déterminés à montrer, très tôt le matin, leur allégeance sans faille aux chefs vénérés de leur tribu. Le lendemain, comme dans tous les autres villages et adwabas, les caisses furent exagérément remplies, plusieurs heures avant la fermeture officielle des bureaux de vote. Le soir, je remis ma caisse pleine de fraude , au bureau du chef d’arrondissement de Fassala Néré,tout confus de n’avoir rien pu faire contre une bande de faussaires capables de tout, au nom du dessein pour lequel une autre bande de truands les avait, si méticuleusement, préparés. (A suivre)

Mémoires d’un enseignant (21)

Comme dans tous les adwabas de Mauritanie, l’école ne constitue pas une priorité. Généralement, les enfants qui la fréquentent sont, souvent, ceux qui n’ont pas pu servir à autres occupations, comme les services domestiques en ville, la bergerie pour les villages environnants plus nantis, l’apprentissage au commerce, dans la perspective d’affaires en Afrique de l’Ouest. Naturellement, le gros eddebaye de Mansour ne fait pas exception. Les quarante élèves de tout l’établissement formaient un ramassis, hétéroclite, aux âges disparates. Quelques enfants d’à peine dix ans se disputaient les quelques rares tables-bancs à des gaillards adolescents à leur troisième Ramadan – 19, 20, 21 ans – et à des femmes parfois divorcées, dans une classe multigrade, une hérésie pédagogique consistant à regrouper plusieurs divisions pédagogiques, sous un même toit, avec un seul maître. A Mansour, tous les moyens étaient bons pour soustraire les écoliers à l’école. Que de fois des parents sont venus chercher une permission pour envoyer les enfants effectuer une corvée peu importante. Une bête est égarée, un baptême, un mariage, un ami ou un lointain parent de retour d’un voyage de Nouakchott, un marabout en visite, dans un autre village, constituait une raison suffisante pour abandonner l’école sans avertir. Je n’oublierais jamais le jour où, vers dix heures, un bruit indescriptible assourdit le village. De partout, des quatre coins du hameau, des hommes et des femmes accourent vers le puits situé au centre de la localité. Triste nouvelle. Beina, un sexagénaire venait de tomber au fond de celui-ci. La corde qu’il utilisait pour puiser de l’eau aurait cassé. Consternation. Les pleurs des femmes se mêlaient aux lamentations des hommes encore sous le choc. Autour du puits régnait comme une veillée funèbre. A raison: lorsqu’après deux heures de temps, le corps fut sorti du fond des ténèbres humides, il était, malheureusement, sans vie. Vers quinze heures, les autorités administratives, judiciaires et sécuritaires de Bassiknou étaient toutes là. Après les enquêtes d’usage, le corps du défunt fut lavé et enterré, dans la plus grande tristesse, au petit cimetière du village. Pendant une semaine, le village de Mansour fut envahi par des délégations venues de toutes les destinations. Vacances informelles. Pas d’école, puisque pas d’élèves. Même le chef de village, mon hôte et père de mon ami Ehelna, revint du Mali. J’étais à Mansour depuis six mois et jamais je n’avais eu l’occasion de le rencontrer. Sur sa personne, les gens de la zone colportaient toutes sortes de ragots. Des instituteurs auraient même refusé de servir à Mansour, à cause de lui. Il serait, selon les dires, capable de tout. Grand charlatan, ses tours de magie avaient fait le tour de la région et se racontaient, bien au-delà. C’était un vieil homme, la soixantaine largement entamée. De grosses amulettes de toutes les couleurs et de tous les gabarits pendaient à son cou. Et voilà qu’il était là, devant moi, majestueux, dans un ample boubou avec une large poche fourre-tout où argent, chapelet, couteaux, cure dents et autres effets, variablement magiques, pesaient au point de faire quasiment ployer le patriarche. Sa bouche, tout rouge de kola, rappelait un chef bambara de l’époque de Soundiata. Sans retenue, sans gêne, sans partage, Mahjoub monopolisait la parole. Il parlait de tout, de rien, en vrac. Tantôt en Hassaniya très passable, tantôt en Bambara, tantôt en Zreigua – un dialecte local, panachage de Hassaniya et de Bambara. Visiblement, Mahjoub voulait impressionner. J’étais assis près de lui. «Ah, comment est-il, votre garay?», dit-il à l’intention de ses covillageois. «Il est de qui? [Littéralement, quelle est sa tribu?} J’espère qu’il n’est pas comme les autres. Lui, au moins, il est de nous. [Entendez, un Hartani, comme nous]. Les autres ne veulent même pas que nous apprenions». Brièvement, Mahjoub retraça l’historique de l’école. Les péripéties de son ouverture, ses premiers enseignants, non sans les évaluer, l’un après l’autre. Selon lui, seul un certain Ali, troisième instituteur affecté à Mansour, était sincère. Les autres l’étaient beaucoup moins. Sévère réquisitoire contre cette bande d’absentéistes, prédateurs invétérés des cantines scolaires, pique-assiettes sans vergogne. Gênée par les propos si inquisiteurs, fort peu galants et très peu sympathiques de son mari, Fatimetou Zahra recadra les débats, en demandant aux hommes présents de se préparer à la prière de Dhohr dont l’heure était largement dépassée. Comme Vir El Kitane, Mansour n’avait pas de mosquée. C’était chacun pour soi. Pourtant, c’est un village de plusieurs centaines, voire d’un millier d’habitants. Son surnom de Mansour Chikh Lekssour [chef des campements] n’était pas fortuit. Trente-deux ans après l’indépendance, en 1992, quelque part en République Islamique de Mauritanie, un adebaye sans mosquée, sans mahadra, sans eau potable, sans poste de santé, ne disposait que d’un puits aux eaux saumâtres, d’une école fortement délabrée et d’une grande «Berza» [vaste espace] où, le soir, au clair de lune, quelques jeunes filles et garçons sans avenir venaient battre de la Chenna – instrument de musique traditionnelle maure, une sorte de tamtam – et jouer de la flûte. (A suivre)
Sneiba El Kory

jeudi 3 juin 2010

Mémoires d'un enseignant 20

L’école de Mansour comptait trois classes, pour un effectif d’à peine vingt d’élèves. Les projets d’éducation étaient passés par là. Cependant et malgré dix ans d’existence, l’école ne comptait toujours pas de collégiens. Dans la zone comme souvent dans la région, l’école était moins une opportunité d’apprendre à lire qu’à calculer, avant de partir, en Côte d’Ivoire, faire le «souvent debout» (c’est ainsi que feu Habib appelait el wegaf), dans une boutique du plateau, d’Ajamé ou de Yopogoun. Comme Agoueinitt, Mansour était un «bon poste de travail», selon la logique des instituteurs. Des parents d’élèves coopératifs. L’garay , entièrement pris en charge, nourri blanchi, assisté. Le village un peu reclus, ce qui permettait des escapades de dizaines de jours, pour entreprendre le «dixième labeur» (El Hem El Acher), loin des regards inquisiteurs d’un quelconque contrôle de routine. J’étais tout, à la fois, comme c’est souvent le cas des enseignants de brousse: directeur, maître des trois divisions pédagogiques, gestionnaire de la cantine, planton, gardien et surveillant de l’école.
C’était pratiquement la même chose que dans tous les autres villages, à quelques exceptions près. La perception de l’enseignant, presque la même chez tous les villageois. Pour eux, c’était un être ordinaire, que les aléas de la vie avaient, au hasard, balancé dans leur village. A cause des comportements de beaucoup d’instituteurs, la mission de l’enseignant était, souvent, négativement perçue. En présence de n’importe quel autre fonctionnaire, gendarme, vaccinateur d’élevage, infirmier, garde forestier, agent municipal, l’instituteur perdait, aussitôt, tous ses privilèges. Parfois appelé, même, à participer à la servitude de ces étrangers «officiels». Le mois d’octobre à Mansour, c’était la période des champs. Souvent le soir, après la classe, je partais rejoindre mes amis, Ehelna et Mohamed, à quelques deux kilomètres au sud du village. Sous un grand arbre, un thé improvisé sur de grosses braises, assorti de quelques graines d’arachides et d’une poignée de biscuits Sarakollé, nous permettait de dégager le complexe ( ?) et d’attendre, tranquillement, que les troupeaux de chèvres finissent, enfin, de brouter quelques dernières herbes, avant la tombée de la nuit. L’occasion, pour Ehelna, de nous raconter, pour la énième fois, les péripéties de son séjour de six mois en Libye, comme domestique dans la maison de l’ambassadeur de la Mauritanie, un parent des Oulad Daoud, comme lui. A l’époque, à cause de l’instabilité sociale au Mali, la zone de Fassala Néré et de Bassiknou était infestée de campements touaregs. Nara était juste à quelque cinquante kilomètres. Régulièrement, les accrochages entre Maliens arabes et bambaras faisaient des morts et blessés. Entre Mansour et Fassala, les chameliers touaregs quadrillaient le terrain. Les marchés hebdomadaires florissaient. C’était de véritables kermesses où les commerçants, venus des quatre coins de la région et parfois, même, d’au-delà – Katawane, Legneiba, Mouacheich, Trenguenbou, Touil, et autres Mavnadech, Adel bagrou, Amourj et Timbedra – proposaient tout. Du beurre de vache, de chèvre, de la viande sèche de chameau, de gazelle, des nattes, des tissus de toutes les couleurs et de toutes les provenances, des graines, des volailles, des animaux et des marchandises de toutes sortes. Les transactions se faisaient et se défaisaient au gré des humeurs, des connaissances et des profits. L’argent, l’ouguiya, le franc, le troc, tout passait, selon des réglementations transfrontalières improvisées dont les sources puisaient leurs origines dans les références, alambiquées, des contractants. Je faisais toujours «rentrer le marché», une expression locale consacrée pour dire «prendre part au marché hebdomadaire». Je n’oublierai jamais que c’est dans un tel marché hebdomadaire que je me suis procuré, à 350 ouguiyas, un livre de grammaire arabe que je détiens encore. C’était, aussi, une bonne occasion, pour les instituteurs de brousse, de liquider, sans risque, les reliquats des produits de leur cantine. Naturellement, je ne connaissais personne, à Fassala, mais j’y venais régulièrement, pour rompre la monotonie du village. Exceptionnellement, les dix instituteurs de sa grande école vivaient seuls et indépendants, dans trois chambres qui les contenaient à peine. Pêle-mêle, cahiers de préparation et de devoirs, vieux livres, chemises sales, pantalons et boubous sans couleur tapissaient la salle, des haillons accrochés sur tous les murs. Ustensiles divers, reliefs d’un thé de la veille côtoyaient matelas, coussins décousus, bouts de pain et «chambres» de tabac, jaunies par les temps. Quand, en fin de semaine, les instituteurs de brousse venaient grossir l’assemblée, l’ambiance devenait vite délétère. Le weekend, rien de spécial. Quelques pains de bois, comme d’habitude, un thé ordinaire, un pot de Gloria, pour le zrig des «autres gens», et un riz, tout blanc, piqueté d’un quart de kilogramme de viande. Habituellement, la journée se passait sans histoires. A l’époque, il n y avait pas encore de téléphone et les instituteurs parlaient de tout: des dernières nouvelles, des vacances, des probables visites des inspecteurs, des prochaines tranches de la cantine, en attendant de retourner dans la paix et le bonheur des leurs.

samedi 29 mai 2010

Mémoires d'un enseignant 19

J'ai exercé juste quelques mois dans le village d'Agoueinitt. Mais, malgré cela, je connus pratiquement tout le monde. Contrairement à mes autres collègues, je profitais de mes heures de repos pour me pavaner de maison en maison. Un thé par ci, un zrig par là. Parfois, même, je surprenais l'unique boucher du hameau en pleine grillade. Vous imaginez la régalade, alors! Un thé chez Magassa, un vieil infirmier retraité d'origine malienne, installé, à Agoueinitt, depuis cinquante ans, n'était jamais de trop. Pendant des heures, celui-ci me racontait, dans un Hassaniya approximatif, piqueté, çà et là, de mots français, les épisodes de sa longue carrière d'infirmier de brousse. Ancien planton d'un colon toubib, le vieux Magassa soulageait, grâce à une expérience de plusieurs décennies, les villageois et leur épargnait, ainsi, l'éprouvant voyage vers les rares centres de santé de la région, sauf pour les cas extrêmes. Malgré son âge, 60 ans largement dépassés, il continuait à traîner, inlassablement, son cartable où médicaments de toutes sortes et de toutes provenances côtoyaient vieille blouse, trousse, stéthoscope et effet de tabac.

Au mois de mai de l'année scolaire 91/92, je rentrai à Nouakchott, après m'être assuré que je n'étais, ni de loin ni de près, concerné par les modalités du concours d'entrée en sixième. Tumultueuses vacances car, au bout de quatre mois, mes continues et diverses manœuvres pour être affecté du Hodh Chargui s'avérèrent infructueuses. L'année suivante, j'ai été affecté, sur ma demande, dans la moughataa de Bassiknou, chez les Oulad Daoud. L'école où je devais servir était située à quelques kilomètres (19 exactement) de Fassala Néré, soit à peine à plus d'une vingtaine de kilomètres du Mali. C'était l'école fondamentale d'edebaye Mansour. Un gros village en banco dont le chef, El Mahjoub, était un homme encore imposant, malgré son âge, assez avancé. Sa femme, Fatimetou Zahra, une véritable "grande royale", entretenait un embonpoint somptueux qui en disait long sur le faste du milieu où elle avait grandi. Leur unique fils, Mohamed, dit Ehelna, possédait, à vingt ans, force vaches, chameaux et troupeaux de chèvres. Mansour était un des rares riches adwabas de Mauritanie et, sûrement, le village le plus nanti de la zone. Les autres localités de Kleiva, Khairelgani, Terbekou et autre Kossana gravitaient autour de lui. J'y ai débarqué, la première fois, d'une Land Rover 110 appartenant à un projet d'élevage qui intervenait dans la zone et dont le coordinateur, l'ingénieur El Joud Ould Salek, était un ami. Nous arrivâmes aux environs de 19 heures. Juste au moment où les troupeaux revenaient du pâturage. L'ambiance était indescriptible. Meuglements d'enfer, poussière suffocante, à la lueur enfumée des feux incandescents des ménages. Aux abords de la tente dressée devant la maison du chef de village, Fatimetou Zahra, drapée dans une belle melehfa, finissait ses prières du crépuscule. Après avoir égrené son chapelet, elle nous salua chaleureusement et, avec une autorité remarquable de naturel, ordonna à une jeune femme de commencer les rituels de l'étranger. Aussitôt, des calebasses de lait frais et des verres de thé nous furent servis. A quelques mètres de nous, au coin de la zériba des agneaux, un homme s'affairait à dépecer un mouton. Nous étions, maintenant, bien à l'aise. L'odeur de la viande grillée embaumait l'air, attirant, des quatre coins du village, hommes et femmes venus, prétendument, saluer, "à chaud", les visiteurs. Il faut dire que "refroidir le salut" de l'étranger est fortement déconseillé, dans la tradition maure. Vinrent les présentations. Mon ami El Joud était très connu dans la zone et c'était de moi, surtout, qu'il s'agissait. Mon statut de maître d'école ne suffisait pas. Je devais répondre aux traditionnelles questions. Desquels de nos frères es-tu? Allusion à ma tribu. Wakhyertt. Un compliment qui ne veut rien dire, puisque, de toute façon, c'est la réplique standard à la moindre présentation. De quelle région? Et comme, en Mauritanie, la vie privée fait partie de la vie tout court, ma situation familiale, le nom de ma femme, le nombre de mes enfants m'ont été demandés, naturellement, simplement, naïvement. La veillée de la première nuit dura jusqu'aux environs de 23 heures. Sans aucun protocole, chacun s'endormit à la place où le sommeil le prit, dans un vaste espace dégagé, caressé par la brise froide d'un mois d'octobre finissant…

Mémoires d'un enseignant 18

Nous sommes, maintenant, six instituteurs vivant, entièrement, aux dépens du maire d’une petite commune rurale sans revenus notables. Les femmes et les jeunes filles de la maison sont comme tenues en otages, par la présence d’hommes avec qui aucun lien d’aucune nature ne les lie. Pourtant, l’école, construite depuis les années cinquante, dispose d’un spacieux logement de plusieurs pièces, assorti de latrines. Sincèrement, malgré toute la sollicitude dont nous entourait la famille, je n’étais pas à l’aise. Je n’avais que vingt heures de cours par semaine mais je passais tout mon temps à l’école, sans rien faire. Après trois jours au sein de la charmante famille du maire, je dis à mes collègues mon intention d’aller vivre à l’école. Lorsqu’il l’apprit, feu Hamme se mit dans tous ses états. Mais il comprit, ensuite, les raisons de mon déménagement. Mon exemple fit tache d’huile et, bientôt, nous fumes bien installés, mes collègues et moi, dans l’enceinte de l’école. La bonne que Hamme nous avait affectée nous gavait de riz et de couscous, artistiquement préparés, contre à peine 4000 ouguiyas que chacun de nous versait, mensuellement. Nous étions, enfin, libres de nos mouvements, nous passions nos commandes de zrig, de thé et même de casse-croûte, sans gêne. Les membres de l’honorable famille Ehl Cheikh Saad Bouh, pouvaient, maintenant, loin des regards indiscrets de quelques intrus, se mouvoir, eux aussi, librement. Le petit village d’Agoueinitt était paisible. Sa petite mosquée et sa célèbre mahadra se dressaient à quelques pas de l’école. Les habitants d’Agoueinitt étaient loin d’être aussi pauvres que ceux de Vir El Ketane. Des petits commerçants, des propriétaires de petits périmètres maraîchers, de stoïques citoyens qui attendaient, avec fatalisme, la baraka. Les instituteurs, à part le directeur, le doyen Ismail Ould Yedali et moi-même, provenaient, tous, d’Ehl Gueble, entre le Trarza et le Brakna. Cette appartenance géographique est, souvent, l’objet d’une grande animosité entre gens de l’Est (Charg), connus pour leur simplicité et leur authenticité, et les autres, plus enclins à la modernité et à l’adaptation. J’allais régulièrement à Nema. Sans problème, car la Land Rover du village faisait plusieurs navettes journalières. Généralement le week-end, quand je restais au village, je donnais des cours de rattrapage, en français, à mes élèves. Gratuitement, une façon, pour moi, de passer le temps. Contrairement aux autres collègues, ceux d’Agoueinitt ne savaient jouer ni aux cartes ni aux dames et moins encore au scrabble. Pour eux, seule l’information sur les ondes de la British Broadcasting Corporation (BBC) comptait. Ils étaient, tous, des pro Saddam Hussein. L’un d’eux connaissait, par cœur, tous les principes et théoriciens du parti Baath. Il nous tympanisait, à la moindre occasion, avec les citations tirées, à tort et à travers, du livre de Michel Avlaq, «Vi Sébil El Baath». Un autre, devenu peshmerga tout en restant instituteur, était particulièrement intéressant. Je me rappelle, encore, de son unique veste qu’il a portée, tous les jours ouvrables de l’année scolaire 92/93. Chaque matin, la recherche de son pantalon qu’il avait négligemment jeté, la veille, au retour de l’école, constituait une véritable torture. Tous les matelas étaient, alors, mis sens dessus dessous, pour retrouver le pantalon de Yacoub. Après d’âpres recherches, auxquelles prenait part, généralement, tout le groupe et même, parfois, la bonne, le caleçon, très froissé, était déniché, tantôt sous un des matelas, tantôt dans un coin de la cuisine. Comme son pantalon, la radio de Yacoub le fatiguait. Féru d’information, il menait une bagarre incessante contre le vent qui arrachait, chaque jour, son antenne, placée, très haut, sur le toit de la maison. Il nous faisait, parfois, attendre une demi-heure, assis autour du plat, occupé qu’il était à rattacher le fil de son antenne, là-haut. Un jour, alors que nous venions juste d’achever nos cours, le domestique de Hamme vint nous prévenir que le hakem de la moughataa de Nema nous attendait dans la maison du maire. La chaleur était suffocante. Que pouvait bien chercher cette haute autorité? Mais bon, c’était le patron. A ce titre, mes collègues décidèrent de se présenter à lui. Moi, non. De mon point de vue, c’était à lui de venir nous voir, à l’école. Heureusement pour moi, personne ne demanda la raison de mon absence à la convocation. De retour, mes amis m’informèrent que le hakem leur avait demandé de participer aux aides en faveur de l’Iraq. Dans sa voiture, il y avait, déjà, pêle-mêle, des cabris, des coqs, des feuilles de baobab, de la gomme arabique, etc., dons des habitants d’autres villages visités pour cette mission, rocambolesque, du reste. C’est, manifestement, contre leur gré et grognons que les instituteurs remirent, au hakem, des chèques au montant proportionnel à leur degré d’allégeance au parti Baath. Pour une fois, l’insubordination m’avait servi à quelque chose. J’étais le seul sur sept enseignants à ne pas avoir déboursé une ouguiya pour une cause dont je n’étais, d’ailleurs, pas très convaincu. Le hakem envoya-t-il colis, argent, cabris, coqs, gomme arabique, feuilles de baobabs, pain de singe, à Saddam et à ses combattants? Allah seul sait.

Mémoires d'un enseignant 17

J’ai passé deux ans dans le ‘’charmant’’ village de Vir El Kitane. Certains de mes élèves, recrutés à mon arrivée, étudiaient, maintenant, dans les collèges de Nema ou d’Amourj, selon leur convenance. J’étais devenu un homme de Vir El Ketane. On me demandait mon avis, même dans les choses extrascolaires. Mariages, baptêmes, invitations occasionnelles, Elgaray ou Sambe, comme aimaient m’appeler, affectueusement, les villageois, était, systématiquement, sollicité. J’aurais pu rester, encore, quelques années, si le directeur régional de l’enseignement fondamental n’avait pas décidé, pour plaire aux Oualatois, de me réaffecter à Oualata. Ce fut lors de la rentrée scolaire 92/93. Selon les explications du DREF, il me fallait poursuivre le bon travail que j’avais entamé dans la vieille ville historique. Mais en réalité, la raison était que, depuis mon départ, l’école de Oualata manquait d’un instituteur francisant. Hbib, qui devait m’y remplacer, avait refusé, catégoriquement, de s’y rendre et les puissants parents d’élèves de Oualata menaçaient d’aller jusqu’au bout, pour «avoir» un enseignant de français. Alors, récupérer l’instituteur de Vir El Ketane et le renvoyer combler le déficit oualatois était la solution en faveur de laquelle toutes les considérations plaidaient. C’était une époque ou les instituteurs de français n’étaient pas légion et c’était un privilège que d’en disposer. Grâce à un ami, j’appris la décision arbitraire du DREF et me rendis, aussitôt, à la direction régionale pour confirmation. Effectivement, l’instituteur de français, Sneiba Ikary, matricule 46803 X, devait, en vertu des affichages officiels, (re)servir à Oualata. Sans trop de commentaires, j’affirmais, de vive voix, au directeur régional que je ne retournerai plus jamais à Oualata. Les menaces de répression pour insubordination, alliées aux bons offices entrepris par quelques bonnes volontés, ne suffirent pas à ébranler ma détermination à refuser une si flagrante injustice. Pendant les trois premiers mois de l’année scolaire, je suis resté à Nema. Chaque jour, je venais boire le thé avec le personnel de la direction régionale. J’étais «insuspensible» parce que j’étais physiquement présent. Je rencontrais, régulièrement, des parents d’élèves de Vir El Ketane, à la recherche d’un enseignant pour leur école dont les élèves avaient commencé à reprendre leurs vieilles habitudes. Un jour, alors que je discutais avec un collègue à l’ombre du mur de la DREF, le directeur envoya me chercher. Il était seul dans son bureau. L’épaisse fumée d’une cigarette largement consumée empestait la salle. «Bon», me dit-il, «je vais t’envoyer à Agoueinitt, le meilleur poste de la wilaya».

Le village en question se situe à 30 kilomètres à l’ouest de Nema. Ce sont des Taleb Moktar, une honorable famille d’Ehl Cheikh Saad Bouh, sur laquelle des groupes de toutes les provenances et de toutes les communautés sont venus se greffer. Effectivement, c’était, pour les enseignants et les infirmiers, un poste de choix dont l’obtention requerrait une intervention de poids. La raison de cet «amour» démesuré est toute simple. C’est qu’habituellement, le maire de la commune, feu Hamme Ould Cheikh Saad Bouh, prenait en charge, dans sa légendaire générosité et jusqu’au moindre détail, tous les besoins des fonctionnaires affectés dans son village. A l’époque, une Land Rover était spécialement destinée à leurs fréquents déplacements. L’école d’Agoueinitt est l’une des plus anciennes de la wilaya. Elle date des années cinquante. Des instituteurs célèbres, comme feu le colonel Cheikh Ould Boyda, y ont servi. Un jour, que je regardais dans les archives de l’école, je découvris un rapport de fermeture de l’année scolaire 56/57, rédigé, dans un excellent français, par le directeur de l’école, Cheikh Ould Boyda, et envoyé à l’inspecteur chargé de l’enseignement primaire, basé à Saint-Louis. Dans la partie équipements, le rapport mentionnait des réfrigérateurs, des cuisinières à gaz, des armoires et bureaux… Cinquante-cinq ans après, combien d’écoles urbaines de Nouakchott, de Nouadhibou, de Rosso et autres Kaédi, Aleg ou Kiffa manquent-elles de table-bancs? Quelqu’un a remarqué que la Mauritanie avançait à reculons. C’est, peut-être, vrai.

J’ai débarqué à Agoueinitt, pour la première fois, un jour de janvier. Le chauffeur de la Land Rover qui dessert le village m’avait amené, directement et sans prendre mon avis, chez feu Hamme. Là, je me retrouvai confortablement installé dans le vaste salon de la belle maison, avec les cinq autres instituteurs étrangers au village. En vrac, quelques restes de pain, une calebasse à moitié pleine de zrig, des livres, des cahiers, des ustensiles de thé fraîchement rangés…

Mémoires d'un enseignant 16

Les vacances de fin d’année approchent à grands pas. Dans les écoles de brousse, leur date dépend de beaucoup de facteurs dont, surtout, les relations du maître avec les parents, la dernière visite de l’inspecteur et des conditions locales de vie. Mais, dans tous les cas, les instituteurs des adwabas et des campements partent généralement en vacances dés le début du mois de mai. Le retour à Nema relève d’un véritable parcours de combattant.

Pour moi, il me fallut attendre mon ami Chriv Ould Mohamed Vall, le «prestigieux» enseignant de la riche localité de Che’be, qui me prit derrière lui, sur son chameau, jusqu’au premier garage de voitures. La veille de mon départ, tous les villageois se réunirent, exceptionnellement, chez moi. Il fallait me dire au revoir. Mon correspondant qui ne revenait, habituellement que vers 22 heures, était déjà là. Le thé coula à profusion, accompagné, pour la circonstance, d’un kilogramme d’arachides. Les taquineries et les anecdotes fusaient de toutes part. La lune était sereine, nimbant les contours du village d’une lumière diaphane. Même le dîner était spécial. Une grande calebasse de couscous de mil, arrosé d’une sauce à base de viande sèche que la vieille Mama, mère d’Ahmed Sambe, le jeune chef du village, réserve, habituellement, aux visites des «grandes personnalités» (marabouts, gendarmes en visite secteur, agents des impôts, inspecteurs, vaccinateurs d’élevage ou du programme élargi de vaccination). Pour une énième fois, le septuagénaire Boujdilla me racontait, dans les détails, comment Messaoud Ould Boulkheir avait été kidnappé, ici, aux confins de Vir El Ketane, pour être livré, à la place du fils de son maître, aux précepteurs blancs de l’école des fils de chefs de Nema. Le vieux Boujdilla entendait, encore, les lamentations d’une mère, affligée mais courageuse, qui n’eut de répit que lorsqu’elle apprit, par la bouche d’un Bambara très averti, que l’école, si méprisée par les grandes notabilités, prédestinait son fils à un grand avenir. Avec émotion et rage contenue, Boujdilla et les autres relataient les dures pratiques et les rapports vexatoires qui prévalaient, entre maîtres et esclaves, à cette époque. Soixante années plus tard, beaucoup d’eau avait coulé sous les ponts. La situation avait beaucoup évolué. Pourtant, le village de Vir El Ketane n’était, encore, qu’un amas de hangars, dépourvu du moindre service de base. La nuit avançait lentement. Les villageois se retirèrent, un à un, non sans insister sur leur principale doléance: me revoir, parmi eux, l’année prochaine. Au loin, à l’autre bout du village, un groupe de jeunes chantaient au son d’une flûte et d’une chenna – instrument de musique traditionnelle maure, une sorte de tamtam – les louanges du Prophète (PSL). Je ne dormis pratiquement pas.

Le lendemain, mon ami Chriv, confortablement assis sur le dos de son chameau, vint me prendre en croupe. Le voyage, vers le bout de la route des voitures, dura trois heures. Un jeune Hartani nous suivait à pied. C’est lui qui ramena la monture à Che’be. Nous attendîmes deux interminables heures, avant d’embarquer à bord d’une vieille Land Cruiser en provenance de Djeguenyaye. Treize heures passées, déjà et Nema était à plus de 45 kilomètres. La voiture revenait d’un marché hebdomadaire. En plus d’une dizaine de passagers, elle transportait toutes sortes de marchandises: sacs de pain de singe, bouteilles de beurre, mil, feuilles de baobab, gomme arabique, tablettes sculptées, tissus du Mali, balais, cordes et même une selle de cheval…

Comme j’étais parmi les instituteurs retenus pour la surveillance et la correction du concours d’entrée en sixième, je dus rester presque un mois, encore, à Nema. Pour se promener sans risque en ville, la prudence recommandait de bien nous couvrir d’un turban à la targui, afin de ne pas être reconnu par quelqu’un de la direction régionale de l’enseignement fondamental et risquer, ainsi, de se faire suspendre, pour abandon de poste. L’ordinaire de notre séjour injustifié – plusieurs semaines – en l’attente des examens, c’était des parties de cartes, des vadrouilles, incessantes, à travers la ville, des thés et casse-croûtes dans les boutiques tenues par de belles jeunes filles, au marché central qui jouxte les quartiers d’Ideylba et de Koulba. Normalement, corrections et surveillances, confondues, ne duraient que cinq jours, au plus. Et vivent les vacances! Trois ou quatre mois de désoeuvrement au bout desquels les instituteurs reprennent les chemins de leur wilaya respective, après d’âpres et vaines tentatives de ré-affectations en des lieux plus amènes.

Mémoires d'un enseignant 15

J’étais déterminé, au bout de cette première année, à faire acquérir le maximum de connaissances à ma classe aux niveaux si variés. Peu à peu, les parents avaient repris confiance, au point que certains venaient, parfois, demander des nouvelles des études de leurs enfants. D’autres ne les envoyaient plus en mission informelle de travail sans mon aval. C’était là un bon indice et une preuve du satisfecit des gens de brousse envers leur enseignant. Pendant plusieurs mois, je ne reçus pratiquement aucune visite officielle. Le village était pauvre, enclavé et n’avait «produit» aucun haut cadre. Rien n’encourageait, donc, l’administration administrative, sécuritaire, ni même pédagogique à s’y rendre.
Pourtant, un jour de vendredi, alors que j’étais au puits pour «tuer» un peu de mon temps entre les discussions de Boujdilla, Hamadi, Teslem, et autres ménagères venues s’approvisionner en eau, un de mes élèves vint, en courant, me prévenir que des hommes à bord d’un camion m’attendaient à l’école. C’était une mission régionale de la direction des cantines scolaires venue livrer la dotation du dernier trimestre, à quelques semaines de la fermeture des classes. Ils étaient deux dont un instituteur que je connaissais parfaitement. Apparemment, ils étaient si pressés qu’ils n’attendirent pas le thé. Rapidement, leurs manœuvres débarquèrent les produits pour l’école de Vir El Ketane. Au moment de signer, je remarquai que la quantité débarquée ne correspondait, pas exactement, à celle consignée dans les documents à parapher. Selon les fournisseurs, le reliquat aurait servi, avec celui de plusieurs centaines d’écoles – soit des centaines de tonnes de blé, de riz, d’huile et d’autres produits – à assurer le transport. La confusion, la précipitation et l’opacité des propos de mes interlocuteurs trahissaient, à l’évidence, des manœuvres dilatoires. Devant ma mine suspicieuse, l’un d’eux me dit, en souriant: «Tu as les salutations du DREF» [le Directeur Régional de l’Enseignement Fondamental]. Tout était dit. Le message était, on ne peut plus, clair. Comme l’école n’avait pas de magasin, je fus obligé de garder la dotation chez mon ami le commerçant. Cela, je le sais, fut la source de toutes les suspicions et de tous les commérages. L’utilisation des produits de la cantine scolaire n’a pas failli aux usages qui prévalaient à travers le pays, à l’époque. Quelques journées de cuisine à l’école, en guise de justifications. Quelques «cadeaux», aux plus tonitruants et quelque peu avertis des gens du village, et une bonne partie dans les «intérêts» de l’école dont l’instituteur est le premier garant. Souvent, les enseignants de brousse qui travaillaient dans des localités voisines se rendaient mutuellement visite, pendant les jours de repos hebdomadaire. Ceux qui officiaient dans des villages relativement riches recevaient les visites régulières des autres. Ainsi, nous étions sûrs de manger, au moins une fois par mois, de la viande fraîche que le correspondant de notre collègue, en égard au droit des étrangers, était obligé de disponibiliser. Le village de Chea’be était, à ce titre, la destination privilégiée des instituteurs de Vir El Ketane, Bouanze, Magta Teychtaye et autres. Son instituteur était particulièrement gâté. Il mangeait, régulièrement, de la viande et du pain, buvait du lait de vache ou de chamelle, à sa guise, voyageait à Amourj à dos de chameau harnaché et s’était, même, permis le luxe de marier la fille du riche commerçant qui l’hébergeait. La visite durait, généralement, 48 heures. L’événement constituait la principale actualité du village. «L’instituteur reçoit ses collègues des environs !» Certains hommes surseyaient à leurs activités, tout le temps de notre séjour. C’était l’occasion, pour eux, de discuter avec plus informés qu’eux. Et comme beaucoup n’avaient jamais vu «l’autre Mauritanie», quelle opportunité d’échanges sur les tribus, leurs us et coutumes, refaire l’histoire et le monde! En deux jours! Une enquête informelle était ainsi engagée. Chaque enseignant faisait une communication sur sa tribu, sa région, sa famille, au besoin. La bienséance, le savoir-vivre et l’hospitalité, généreuse, des gens du village déliaient les langues des hôtes, tout heureux de savourer, à satiété, une viande préparée par les mains, expertes, de femmes encore sous les ordres, de boire un zrig, exquis, à base de lait de chamelle. Après deux jours pleins, chaque instituteur revenait à son école se replonger dans les trivialités quotidiennes, en espérant une autre occasion de noyer ses soucis, en attendant la fin de l’année scolaire.

Mémoires d'un enseignant 14

Déjà plus d’un mois que je suis à Vir El Ketane. Je me suis vite adapté à la précarité et à la misère du village. Après tout, je suis fils de paysan. Beaucoup de choses ne me sont pas trop étrangères. Autant la lutte sans merci pour la survie ne m’impressionne outre mesure, autant la foi et la ferme volonté de ces hommes et femmes, déterminés à vivre honorablement, me rappellent, dans un étrange similitude de scènes, mon passé d’enfant de famille pauvre. Peu à peu, l’univers scolaire commence à se reconstituer. En théorie, la journée était discontinue: de huit heures et à midi, le matin; l’après-midi, de quinze heures à dix-sept heures. En pratique, les cours se déroulaient selon beaucoup d’autres paramètres dont, principalement, la disponibilité des élèves et les préoccupations des parents. Dans les écoles des adwabas, l’informel prévaut, le maître est roi et les parents souverains. Au fond de la classe, Moulaye Zein, un garçon de douze ans, ne semble avoir encore ni compris, ni accepté les raisons de son «incorporation». Voilà un an que son père l’avait confié à un commerçant avec qui des rapports traditionnels le liaient fortement, pour lui apprendre le métier de l’argent. Et subitement, le voici «emprisonné» entre quatre murs. Une histoire toute simple.



La vieille Mama m’affirmait que le garçon était intelligent et les archives, jaunies par le temps, confirmaient ses allégations. Selon les résultats – qui ne constituent, cependant guère, un grand gage de fiabilité – consignés par les anciens instituteurs de l’école, Moulaye comptait parmi les meilleurs élèves. Il me fallut, pourtant, plus de trois jours pour convaincre son père de le débaucher de la boutique où il travaillait comme apprenti-commerçant. Malgré ses fréquentes frasques, c’était mon élève préféré. Dans ses temps libres, il me servait de majordome. Son thé et ses essais culinaires occasionnels nous permettaient de rompre, de temps à autre, la monotonie des plats quotidiens de notre terroir. En contrepartie, je lui payais ses fournitures scolaires et lui dispensait des cours gratuits de rattrapage. De fait, il était véritablement intelligent. C’était incontestablement et de loin, le meilleur de la classe. Quelquefois pourtant, pendant les vacances hebdomadaires, fidèle à ses vieilles amours, il retournait aider son ancien patron. Une opportunité qui lui permettait de ramener, au village, certaines choses fort utiles à son séjour en brousse. Moulaye fut parmi les dix élèves qui décrochèrent, brillamment et haut la main, l’entrée en sixième, deux ans après mon arrivée à Vir El Ketane. Douze années plus tard, en 2004, dans l’enceinte du ministère de l’éducation nationale, un beau jeune homme, bien propre sur lui, me salua à deux mains, marque d’un profond respect dans la culture maure. Je ne reconnus pas mon ancien élève de Vir El Ketane. Il se présenta, alors, à moi, en sa qualité de professeur de mathématiques et de physique, en poste, depuis une année, dans un lycée du Hodh. J’étais comblé et sincèrement joyeux de découvrir que mes sacrifices n’étaient pas restés vains. Grâce à lui, j’appris que le pauvre hameau de Vir El Ketane était devenu un gros village, disposant d’une vraie école, d’une grande mosquée, assortie d’une mahadra, et que les conditions de vie s’étaient, nettement, améliorées. Le pain, la viande, le sucre, le riz et autres nourritures ne sont plus conditionnés au retour, hypothétique, de quelqu’un venant de Nema ou d’Amourj. Le village dispose, désormais, de sa petite boucherie, de sa boulangerie et de quelques boutiques qui proposent l’essentiel des besoins quotidiens. Loin, cette époque de 1990 où le village ne disposait, même pas, d’un lieu de prière. Où aucun appel à celle-ci n’était audible. Je me rappelle encore de ce jour où, sortant de classe, vers dix-huit heures, j’appris le décès d’une femme du village. La mort faisait très peur, à Vir El Ketane. Nous étions à peine quatre hommes, les autres ne reviendraient que vers vingt-deux heures. Mais là n’était pas le problème fondamental. L’histoire était qu’au village, personne ne connaissait les exigences de la toilette funèbre. Il fallait, donc, attendre la venue de quelqu’un d’un autre village, situé à plus de vingt kilomètres. L’attente fut assez longue. La nuit, très sombre. L’experte, qu’un villageois était allé chercher à dos d’âne, n’arriva qu’à vingt-trois heures passées. La toilette mortuaire terminée, il restait la prière du mort. Un autre problème. Fallait-il encore s’enquérir d’un cheikh, quelque part dans un des villages alentours ? La balle était véritablement dans mon camp. J’essayais, en complicité avec l’obscurité, de me faire oublier. «Où est le garay?», interrogea, brusquement, Ahmed Sambe, le jeune chef de la communauté, «C’est à lui de conduire la prière.» Embusqué quelques mètres plus loin, j’essayais de me remémorer les règles, floues dans ma tête, de la prière du mort. Mais comme c’était inévitable, j’ai dirigé l’oraison funèbre, en me disant que jamais l’adage: «au pays des aveugles, les borgnes sont rois»; n’avait eu meilleure raison d’être.

Mémoires d'un enseignant 13

Trois jours se sont passés, sans que l’école de Vir Ketane puisse redémarrer. Mes nombreuses réunions avec les rares parents disposés à m’écouter m’ont permis, à peine, d’en convaincre quelques-uns. Résultat, juste une dizaine d’élèves, aux âges disproportionnés, ont accepté de revenir. C’était hétéroclite. Alors que certains revenants avaient entre dix et onze ans, d’autres approchaient la vingtaine, c'est-à-dire trois à quatre ans de moins que l’âge du maître. Exceptionnellement, pour s’approcher du quota officiel requis pour l’ouverture d’une classe, je me résolus à accepter deux jeunes femmes, mères de deux enfants. Mes promesses d’accélérer l’installation de la cantine ne furent pas inutiles dans la mobilisation des parents à débaucher les enfants de leurs petits métiers de berger, domestique et autre. J’étais obligé de repartir à Amourj où une bonne partie de «mes» élèves potentiels s’était reconvertie en travailleurs occasionnels. Tous étaient chez une brave femme, aujourd’hui décédée, «rouleuse de couscous» depuis plus de vingt ans, dans la capitale du Kouch. Lalla m’aida beaucoup à surmonter les réticences des jeunes garçons et filles qui avaient goûté à la saveur d’un argent prosaïquement gagné, à la sueur de leur front. Deux charretiers par là, trois vendeurs de pain par ci. Des bergers à Bougadoum ou à Che’aba, des apprentis charbonniers, dans les forêts frontalières d’Adel Bagrou. L’expédition dura plus d’une dizaine de jours. La moisson fut assez encourageante.



Une quinzaine de candidats à l’école sous l’aisselle, je pouvais repartir à Vir El Ketane. La classe comptait, maintenant, une trentaine d’écoliers. Ce n’était pas une première année. Ce n’était pas non plus une sixième. C’était tout à la fois. Un mélange de tous les âges et de tous les niveaux. Autant certains ne se rappelaient plus les règles élémentaires qu’imposent l’environnement et la discipline de l’école, autant d’autres essayaient, encore, de redevenir des élèves normaux. Les éléments constitutifs d’une école étaient réunis: un maître engagé, une classe en mauvais état, une vieille cloche, des élèves peu doués, une superbe cravache et quelques livres en lambeaux. Les ânes et les quelques chèvres du village disputaient, encore, la vague cour de récréation aux nouveaux occupants des lieux. Par où commencer? C’était, là, la principale question. Plus de six divisions pédagogiques sous le même toit, c’était véritablement une donnée qui ressortait de toutes les normes. Un défi aux plus grands pédagogues. J’ai, quand même, commencé. Entre les lettres de l’alphabet et la surface du carré, les fondements élémentaires de la didactique et de la pédagogie spéciale étaient sérieusement bafouées. Je travaillais pratiquement tous les jours. Je continuais mes efforts de redressement jusque dans les maisons, le soir, sous les modestes hangars ou en plein air, quand le vent permettait, aux quelques lampes-tempête de propager leur lumière hésitante. Petit à petit, les parents, au départ sceptiques, commençaient à reprendre l’espoir. Les femmes surtout, les hommes valides ne revenant que très tard le soir, vers 22 heures, et repartant très tôt le matin, au chant du coq. La dure réalité d’une pauvreté impitoyable les obligeant à aller vendre leur force dans les villages avoisinants, plus nantis.

Je commence à m’adapter à la vie, très austère, du village. La journée a ses grands moments. Une petite animation au puits et à l’école. Pas de pain, pas de viande, pas de superflu. A peine la survie. Quelquefois, exceptionnellement, un père de famille téméraire invite l’instituteur. Généralement, l’initiative nécessite tout un cérémonial, parfois la mobilisation de toute la famille. Il faut, d’abord, trouver un poulet bien gras. Il faut, ensuite, envoyer un émissaire, à Amourj, s’approvisionner en pain, en huile et condiments. Il faut, enfin, choisir le bon moment, c'est-à-dire, celui où il y aura le moins possible de convives imprévus qui se feront inviter, parce qu’une telle opportunité est si rare qu’il est impensable de ne pas en profiter. En deux ans, j’ai été invité au moins cinq fois. C’était toujours, pour moi, une occasion de savourer du pain ramené la veille et maintenu frais dans un sachet, trempé dans une sauce à base de viande d’un poulet que d’intenses tractations avaient, enfin, soustrait à la basse-cour d’une épouse récalcitrante. Une fois par mois, je me rendais à Amourj. Pour cela, je partais dés quinze heures, à pied. Trois heures de marche me suffisaient, ordinairement, pour parcourir les dix-huit kilomètres qui séparent Vir El Kitane du département d’Amourj. Là, comme à Oualata, les fonctionnaires «tuaient» le temps en d’interminables parties de cartes, de scrabble ou de jeu de dames. L’occasion, pour moi, de reprendre mon souffle et de me soustraire à la platitude et au vide de mon charmant petit village de brousse.

Mémoires d'un enseignant 12

La nuit fut particulièrement longue. Je n’avais pas dormi. La faim, la fatigue et l’inconfort conjugués m’interdirent le sommeil. Le lendemain, très tôt, j’étais là, assis entre une marmaille dont l’état physique en disait long sur la précarité des conditions de vie, dans cet adebaye, et une femme d’à peine trente ans qui semblait en avoir cinquante. Mon hôte, quant à lui, était parti beaucoup plus tôt, à la recherche de quelques chèvres égarées, me dit-on. Le jour, le hameau paraissait encore plus pauvre. Un silence de cimetière. Ma montre indiquait neuf heures passées. De temps à autre, un gamin venait chercher quelque chose à la boutique. En vain: Mohamed, l’unique boutiquier du village, ne prenait jamais le risque de laisser ses clés derrière lui. Sinon, biscuits et bonbons allaient souffrir le martyre. Sa femme et ses enfants ne manqueraient jamais une si belle opportunité de se gaver de ces produits si rares, chichement interdits par un père très avare. Pour le thé du matin, je devrais attendre le retour de mon hôte. Pour une raison toute simple: le sucre, le thé vert et, éventuellement, le lait pour le zrig, demeuraient au fond de la petite boutique dont les clés étaient précieusement accrochées au cou de leur propriétaire. Fatigué d’attendre le retour hypothétique de mon ami, je me résolus à aller à l’école.



C’était une chambre en banco, aux murs fissurés, sans porte ni fenêtre. A l’intérieur, une vieille table qui servait de bureau à l’instituteur, recouverte de poussière. Au coin, quelques restes de papiers jaunis par les eaux du dernier hivernage, superposés en liasses incertaines. A l’Est, sur le mur, un rectangle de plus de 4 mètres sur 3, plein de trous, en guise de tableau noir. J’étais là, seul. A quelques 50 mètres de moi, un groupe de femmes s’affairaient autour du puits. Je ne savais que faire. Je réfléchissais, déjà, aux modalités de mon retour à Nema. Mon cousin avait raison. Je comprenais, à présent, le sens de ses déclarations. De retour du puits, une femme vint à moi. J’étais assis à l’ombre, devant la «salle de classe». Après les salutations d’usage, elle me demanda, sans ambages, mon nom, ma région, ma tribu. Je lui répondis sans détour. «Mon fils», me dit-elle, «ici, à Ver El Ketane, nous ne croyons plus à l’école. Nous n’en avons pas. Elle ne nous sert à rien. Vois-tu, du temps de Sidi Ould Bilal, un instituteur qui a fait plus de six ans au village, c’était bien. Il était l’un de nous. Il était sérieux. Il nous conseillait. Certains de ses élèves ont atteint «la maison six». Après lui, plus d’une dizaine d’enseignants se sont succédé. Tous sont repartis dès le lendemain de leur arrivée, prétendant avoir oublié un effet, mais nous savions que c’était une astuce pour quitter le lieu. Les élèves sont dispersés. Certains sont à Amourj, sur des charrettes, ou vendeurs de pain, d’autres, chez les Oulad El Vaghi, domestiques ou manœuvres. Même les hommes, à part quelques-uns, malades, ne sont pas là. Il n y a rien à faire à Vir El Ketane. Les hommes partent travailler dans les villages environnants. Ils ne reviennent que le soir, après le crépuscule.»

Véritablement, la réalité était tout autre que ce que je m’étais imaginé. Pour ne pas perdre mon temps, je m’employai à arranger les dizaines de tables éparpillées dans la salle. Aidé par quelques enfants, je nettoyais la classe et repeignit le tableau. Curieusement, j’étais déterminé à faire revivre l’école de Vir El Ketane. Le goût du défi, sans doute. Lorsqu’à midi, je retournai à la maison, mon hôte était revenu de sa «recherche». J’eus, enfin, droit à mon premier thé, dix-huit heures après mon arrivée. L’aimable boisson était, exceptionnellement, accompagnée d’une bonne poignée de biscuits et d’arachides. Mohamed me confirma, entièrement, les propos de la vieille Mama. Lui venait juste d’envoyer son fils Jaavar, en Côte d’Ivoire, pour apprendre le commerce. «Tu vois», me dit-il, «c’est avec l’argent économisé de dix années de petit vendeur, dans les rues du Plateau, Adjamé, Cocody et autres quartiers d’Abidjan, que j’entretiens, aujourd’hui, ces petites affaires. Le jour, je suis pratiquement le seul homme au village. Les autres sont obligés d’aller «galérer» ailleurs. Ici, les gens préfèrent envoyer leurs enfants comme employés de maison, plutôt que de les mettre à l’école. Entre un gain immédiat assuré et un avenir hypothétique, les pauvres n’ont pas l’embarras du choix. Notre école existe depuis plus de quinze ans, jamais aucun de ses élèves n’est allé au collège. Les enseignants qui viennent ici, à part Sidi, ne font que dans la dentelle, plus enclins qu’ils sont à vadrouiller de village en village, que d’accomplir la mission pour laquelle ils sont venus.» Fatigué que j’étais par une nuit sans sommeil et sans dîner, je somnolais entre deux verres, en pensant à comment je pourrais restaurer la confiance des élèves et des parents de Vir El Ketane en l’école…

Mémoires d'un enseignant 11

Ma permutation avec H’bib était largement consommée. Et, tandis que je m’apprêtais, moi, à rejoindre mon nouveau poste de travail, il menait déjà, lui, des manœuvres impossibles pour ne pas aller à Oualata. Beaucoup des chefs services régionaux, notamment le DREF et l’un des adjoints du gouverneur, étaient de ses proches parents. Nous étions au mois d’avril, c'est-à-dire à quelques semaines de la fin d’année dans les écoles de brousse. L’établissement où je devais me rendre disposait d’une cantine. Un détail important car, à l’époque, c’était une bonne occasion de se taper quelques sous, à moindre effort, surtout si l’on était un directeur coopératif, compréhensif et «responsable». Et, comme l’école de Vir El Ketane n’avait jamais ouvert ses portes, en cette année scolaire 89/ 90, tous les produits – riz, sucre, lait en poudre, huile, blé, semoule, sel, poisson en conserve – des 70 rationnaires de sa cantine étaient encore dans les magasins de la direction régionale. C’étaient des quantités assez importantes. Je ne savais pas comment j’allais procéder pour les transporter au village. Un matin, le directeur régional me convoqua dans son bureau. «Tu n’es plus qu’à quelques semaines, à peine, de la fin de l’année», me dit-il, «pour ta cantine [notez l’adjectif possessif], tu auras juste besoin de quelques kilos de riz et autres.



Le reste, tu en disposeras comme les autres, ça te servira de transport. Prends le soin de laisser quelques sacs chez …» C’était un de ses collaborateurs et homme de confiance. Le directeur était si «gentil» et si «courtois» qu’il m’indiqua, même, le nom du commerçant chez qui mes autres collègues liquidaient, habituellement, les produits excédentaires de leur cantine.

Pour aller à Vir El Kitane, Amourj est, pratiquement, un passage obligé. Et c’est à bord d’une Land Rover en direction d’Adel Bagrou que je m’embarque avec mes armes et bagages: deux caisses de craies, une règle plate, un compas, une équerre, une centaine de cahiers, quelques livres, une boite de peinture pour tableau noir et un gros sac contenant mes affaires personnelles. La voiture quitte le marché de Nema, après dix-huit heures. Neuf kilomètres plus loin, à Aoueinatt Rajatt, quelques passagers débarquent. Ainsi, tout au long du parcours, la voiture devient plus spacieuse, chaque fois que des personnes qui ont atteint leur village la quittent. A vingt heures, le chauffeur s’arrête au garage d’Amourj. Mon cousin, infirmier d’Etat, officiait dans ce département, depuis une dizaine d’années. Le premier passant m’indiqua sa maison. Manifestement, le cousin menait train de vie de grand chef. Voiture, troupeau et bonne renommée. Sa femme était, elle aussi, dans le métier: sage-femme. Tous deux s’occupaient de la santé des gens du Kouch. Après les salutations d’usage et le rituel des thé, zrig et autres formalités de nature à mettre à l’aise tout étranger, j’appris, à mon cousin, que je devais, dès le lendemain, rejoindre le village de Vir El Ketane pour enseigner. Enseigner qui? Enseigner quoi? Mais ils sont tous là, les gens de Vir El Ketane! Je ne savais même pas qu’ils ont une école. Non, tu ne peux pas aller là bas. C’est impossible. Tu ne pourras pas tenir. Demain, j’irais, moi-même, voir le hakem. Il faut que tu changes d’école. – Mais non, je ne changerais pas, puisque c’est moi qui ai demandé à y aller, en permutant avec mon ami H’bib.» Deux jours plus tard et me voyant toujours déterminé à partir à Vir El Ketane, mon cousin se résolut à m’emmener dans sa propre voiture. En cours de route, il m’apprit qu’il s’agissait d’un eddebaye – village essentiellement habité par des Harratines – dont les habitants étaient extrêmement pauvres, sans aucun fonctionnaire, à l’exception d’un unique instituteur qui travaillait dans les confins de Bousteila.

De temps à autre, mon cousin s’arrêtait pour recueillir femmes ou hommes qui allaient, à pied, à Vir El Ketane. Le village se situait à dix-huit kilomètres à l’ouest d’Amourj. Une trentaine de maisons en banco et quelques chaumières en paille, sises sur une colline. Au vrombissement de la voiture, des enfants et des femmes sortirent pour aller aux nouvelles. Ce n’était pas tous les jours que les voitures s’arrêtaient à Vir El Ketane! La fumée se mêlait à un fort brouillard. La nuit tombait, doucement, sur cette désolation. Habituellement, «l’garay» – instituteur en Hassaniya – habitait chez Mohamed Ra’Re, l’unique boutiquier du village. Je ne faillis pas à ce rituel. L’homme était sans âge. A ma vue, il força, quand même, un sourire, m’installa sur un bout de natte et vaqua à ses préoccupations. C’était le calme plat. Il faisait très sombre. Je ne voyais rien. J’avais soif mais mon éducation m’interdisait de commander à boire. C’eût été dire indirectement, aux gens, qu’ils ne s’étaient pas occupés de moi. Je payais, cher, le prix de ce conformisme. Vingt heures, vingt-et-une heure, j’étais toujours là, sur ce bout de natte, seul dans l’obscurité, respirant une fumée acariâtre qui m’étouffait de plus en plus. Finalement, après avoir fini de servir les rares clients venus s’approvisionner dans sa très modeste boutique, Mohamed m’invita, enfin, à entrer dans une sorte de hangar où une femme et des enfants dormaient déjà, faiblement éclairés par la lumière d’une vieille lampe-tempête.

Mémoires d'un enseignant 10

Trois mois que je suis à Oualata. J’attendais, impatiemment, les fêtes de Noël pour retourner à Nouakchott. Enfin, les vacances du premier trimestre de l’année scolaire 1988-89! Je pris le camion de l’UNESCO pour me rendre à Néma. A l’époque, les fonctionnaires sortants attendaient trois mois, avant de percevoir le rappel de leurs salaires. Théoriquement, je devais avoir trois salaires à la direction régionale de l’enseignement fondamental. En fait, je n’en eus aucun. Alors que mes autres collègues savouraient, déjà, les délices de leurs premiers honoraires, moi, je cherchais une manœuvre pour connaître les raisons de cette «omission». Pour le chef du personnel de la DREF, le problème ne semblait pas si grave. C’est certainement que mes bons de caisse étaient égarés, on les retrouverait bien, un jour ou l’autre.

Complètement découragé, je sortis de la direction, à la recherche d’une solution. Le soir me trouva dînant chez une cousine et un ami policier, du Brakna comme moi, me proposa de me trouver une bonne occasion de voyage vers Nouakchott. Pour cela, je devais, tôt le matin, le rejoindre au poste de police, à la sortie de la ville, à plus de cinq kilomètres. Effectivement, le lendemain, j’embarquais dans un transport de bétail, confortablement assis, dans la cabine du véhicule, entre un vieux chauffeur, militaire retraité, et un jeune apprenti. Du restaurant Mint Tate Mint Cheikh, à la sortie ouest de Nema, jusqu’à Kendra, dans les environs de Kiffa où nous passâmes la journée, l’ancien, visiblement désœuvré, me raconta plus de quarante ans de sa vie. Depuis son jeune âge, son recrutement dans l’armée, la guerre du Sahara, ses faits de guerre imaginés ou réels, sa retraite et quelques-unes de ses aventures, sur la longue route de l’Espoir qu’il emprunte depuis vingt ans.

Enfin Nouakchott! Au ministère de l’Education, l’omnipotent ministre, Hasni Ould Didi, faisait régner une discipline de fer. Tout comme le très puissant chef du personnel, Dahmane, cousin du célèbre dircab de Maaouya, Louleid Oud Weddad, faisait la pluie et le beau temps. Il fallut plus d’une heure pour trouver un interlocuteur. Les services de la direction des ressources humaines se renvoyaient la responsabilité de mon affaire. Personne ne voulait traiter d’un problème ayant rapport avec les bons de caisse. Le ministère venait de démanteler une bande de fonctionnaires qui en abusaient. Finalement, c’est grâce à une connaissance et après consultation, par une secrétaire, d’un bordereau d’envoi, que j’appris la raison de ma déconvenue: mes bons de caisse avaient été malencontreusement envoyés au Guidimaka.

Je devais, donc, soit attendre leur renvoi, par la direction régionale du Guidimaka, ou bien aller les chercher, moi-même, dans cette région. Il ne restait plus que quelques jours des vacances de Noël. Sur conseil d’un vieil instituteur, je décide, alors, d’aller chercher mes bons de caisse, plutôt que de risquer les attendre encore longtemps, ici, à Nouakchott. Avec dix mille ouguiyas empruntés à une connaissance, me voici de nouveau en partance pour Sélibaby. Cette fois, c’est assis à côté des apprentis, sur le porte-bagages d’un dix tonnes, que je m’engage, un soir, sur la route en direction de Kaédi. Le lendemain, aux environs de dix-huit heures, j’arrive à Sélibaby. Je n’y connais personne et la nuit tombe, vite. Mais, en Mauritanie, l’hospitalité est systématique et légendaire. Le lendemain, très tôt, je me rendis à la direction régionale de l’enseignement fondamental du Guidimaka. J’étais pratiquement le premier «client». Vraiment de justesse, au demeurant: le secrétaire prévoyait de renvoyer, le jour même, les bons de caisse égarés, avec le courrier, par le vol hebdomadaire. Récupérant mes trois bons de caisse, j’étais, évidemment, fort soulagé, certain de la fin de mes soucis. C’était sans compter avec l’humeur d’une perceptrice discourtoise qui prétendait ne pas avoir d’argent pour payer mes trois salaires qui ne faisaient, en tout, que 49.056 ouguiyas. Hé oui: à l’époque, le salaire d’un instituteur s’élevaient, très exactement, à 16.352 ouguiyas, soit à peine plus que l’actuelle prime de craie (15.000 ouguiyas). Vainement, j’essayais de faire comprendre à la perceptrice que, sans cet argent, je risquais de ne pas pouvoir retourner chez moi. Mais, visiblement, elle ne comprenait pas le langage si sec d’un instituteur dérouté. Désespéré, je sortis des locaux de la trésorerie sans savoir où aller. Heureusement que je reconnus l’administrateur Abdi Diarra, adjoint-gouverneur du Guidimaka, qui avait servi chez moi, à Aleg, en 1982. C’était vraiment providentiel. Très gentiment, le gouverneur m’emmena dans sa maison où ses domestiques s’occupèrent, royalement, de moi. Je lui expliquai les raisons de mon séjour à Sélibaby et il appela, aussitôt, la fonctionnaire du Trésor qui s’empressa de me compter, jusqu’à la dernière ouguiya, mon argent. Sans plus attendre, je m’embarque de nouveau dans un vieux camion vers Kaédi. Il restait juste trois jours de mes tumultueuses vacances. Je les passais à Aleg, avant de continuer, via Nema, sur Oualata où m’attendaient mes élèves et mes amis.

Mémoires d'un enseignant 9

L’école de Oualata est située dans la Batha, à quelques centaines de mètres du fort de la ville. Chaque matin, en venant à l’école, je voyais les prisonniers vaquer à leur corvée quotidienne. Leurs chaînes luisaient au soleil. Le désolant «spectacle» rappelait l’époque de la traite négrière. Ils étaient une dizaine d’hommes qui peinaient à remplir, chaque jour, plusieurs fûts, de l’eau du puits de Baba Gori, en bas de la colline. Quand, à midi, les élèves descendaient, ces pauvres prisonniers s’employaient, encore, à cette besogne. Vers quinze heures, alors que nous étions de retour à l’école, pour les cours de l’après-midi, ils étaient, encore, sous le chaud soleil, peinant à remonter les fûts sur la pente menant au fort, sous le regard de quelques gardes, armes en bandoulière. De véritables Sisyphe. Personne ne pouvait les approcher. J’eus l’occasion de visiter les cellules du fort, alors qu’aucun prisonnier ne s’y trouvait. J’étais avec un garde de la ville qui faisait partie du peloton de surveillance des prisonniers, sous les ordres d’un officier. C’étaient de petites chambres, noircies par les graffitis de désespoir d’hommes injustement retenus pour des considérations fallacieuses.

Un Tazmamart mauritanien où des geôliers, racistes et sans scrupule, ont eu l’opportunité de verser leur haine et leur mépris sur de pauvres hommes, loin des regards des mortels mais sous le contrôle, incontournable, d’Allah, le Juste et Bon, à qui tous les responsables de ces crimes abominables rendront, un jour, compte. J’ai visité la chambre de feu Moktar Ould Daddah. Celles où feus Tène Youssouf Guèye et Djigo Tafssirou ont rendu le dernier soupir, sous la torture, impitoyable, des criminels. Les pièces, exiguës et peu confortables, des détenus Ibrahima Sarr et consorts. J’ai entendu les pratiques, inhumaines, auxquelles s’adonnaient les gardiens de la prison de Oualata. Un jour, tôt le matin, j’appris, en écoutant Radio-France, la mort de Djigo Tafssirou. Lorsqu’à midi, j’en parlais avec Alioune Sangoura, l’infirmier d’Etat en poste à Oualata, il me confirma que le pauvre était mort depuis un mois. Comment le sais-tu? Lui dis-je. Un vague sourire aux lèvres, il m’apprit qu’une nuit, vers trois heures du matin, une voiture de la garde était venu le prendre chez lui. Une fois au fort, il fut mis en présence de l’ancien ministre, mourant. Malheureusement, il ne put rien pour lui. Il constata son décès et produisit un certificat l’attestant. Lorsque je lui reprochai de ne pas me l’avoir révélé, mon ami Alioune m’expliqua qu’il n’aurait pris jamais un tel risque. Il avait raison, tenu qu’il était par le secret professionnel et moi, si langue pendue que j’étais.

Souvent, comme je connaissais pratiquement tous les gendarmes de la brigade, je partais avec Mohamedou Ould Lebatt, maréchal de logis-chef, commandant-adjoint de brigade, en visite de secteur. Les randonnés de Dhar, de Galb Ejmel et de Mreihim étaient particulièrement intéressantes, pour la viande, d’abord, pour la beauté du paysage, ensuite, et pour bien autre chose, enfin. Au cours de ces tournées, les braconniers Nmadi, les rares charbonniers Harratines et les voleurs de bétail, venus des quatre coins du pays et d’ailleurs, passaient de mauvais moments. La puissante voiture de la gendarmerie passait, au peigne fin, les coins et recoins des moindres campements de la moughataa. Les tentes les plus recluses étaient dénichées, sans peine, par des gendarmes rompus à la traque de ces bédouins du Sahara. Dans ces contrées éloignées, les gendarmes faisaient tout. Ils jugeaient les différends, sensibilisaient les populations et dirigeaient, parfois, les prières. Dans les campements où il y avait une école ou un centre de santé, ils s’enquerraient de la présence du maître ou de l’infirmier. Généralement, après deux jours copieusement remplis, la mission rentrait à Oualata, toujours accompagnée de l’intrus que j’étais.

Deux ans à Oualata. Je pensais, de plus en plus, à chercher du travail ailleurs. Mais, d’après les connaisseurs, ce département ressemble à ce que la tradition maure dit des vielles femmes: Le difficile n’est pas d’y entrer mais d’en sortir. A cause de son enclavement total, aucun instituteur ne demandera à y venir. L’affectation à Oualata est, souvent, le résultat, comme dans mon cas, d’un retard exagéré ou à d’une mesure disciplinaire. Nous étions au mois de mars. Les Pâques approchaient. J’envisageais, sérieusement, de quitter Oualata. Plusieurs jours avant la date prévue pour les fêtes, je «mis mon pied», sans avertir le directeur, dans une voiture du projet élevage 2, venue en mission chez feu Baro. Direction Nema, à la recherche d’une opportunité pour quitter mon poste. Mon ami Hbib Ahmed Salem, un nom d’émir du Trarza, travaillait dans les environs d’Amourj, précisément dans un adebaye du nom de Ver’e El Ketane. Lorsqu’il apprit que je voulais quitter Oualata, il me proposa une permutation que j’acceptai, sans hésiter. Aussitôt, nous fîmes les formalités, sous les yeux du directeur régional. Note de service en main, je devais, désormais, aller servir au Kouch (appellation du département d’Amourj) et mon ami Hbib était, théoriquement, affecté à Oualata

Mémoires d'un enseignant 8

Les jours se suivent et se ressemblent, à Oualata. Le programme était toujours le même. Je faisais la navette entre l’école, l’infirmerie, la Poste, la brigade de gendarmerie, la perception du Trésor, l’Elevage et le poste de garde. Un rituel quotidien. Le soir, accompagné de quelques amis d’infortune, un détour au campement Nmadi, à quelques centaines de mètres au sud de la ville, n’était jamais de trop pour se régaler de belles complaintes magnifiant l’œuvre du Prophète (PSL) et l’occasion, pour les plus téméraires, d’improviser une rencontre, douteuse, entre l’ensemble Nmadi et telle ou telle tribu du pays. L’école comptait six instituteurs et un directeur. A 22 ans, tout juste, j’étais le benjamin du groupe. Deux enseignants, Ahmed Baba Moktar et Mohamed Lemine m’ont particulièrement marqué. Le premier, devenu, par la suite, inspecteur, par son intelligence et son application. C’était l’archétype de l’enseignant-modèle. Ses rapports avec les élèves, son dynamisme, sa vocation et son amour pour le métier le prédestinaient à gravir de hautes responsabilités dans le domaine qu’il s’était choisi.

Poète, «M’Ghani», carrément étourdi, il ne manquait jamais l’occasion de jouer au ballon, avec les élèves de sixième année, ou de reprendre un «chor», le soir au clair de lune, quand quelques filles, rebelles aux traditions oualatoises, jouent à la «Chenna». Le second, par son sérieux exagéré et son observance, scrupuleuse, des moindres détails de la tradition maure. Pour l’avoir surpris, une fois, à croquer un bout de biscuit, les élèves l’avaient affublé du sobriquet vexateur de «Goueyita». Depuis, aucune allusion à tous les biscuits du monde n’était plus permise. A défaut de pain, casse-croûte préféré des enseignants, surtout accompagné d’arachides, impossible de commander des biscuits, fussent-ils Sarakolé, sans risquer de mettre notre collègue dans tous ses états.
Fils d’un grand érudit de la ville, Mohamed Lemine maîtrisait, parfaitement, le Coran et ses sciences. Comme le vieux Batti, malgré la différence d’âge, jamais, pour lui, les hommes ne sauraient être égaux. C’est, à son entendement, plus qu’une apostasie de le prétendre. Les versets et les hadiths qu’il récitait, mécaniquement, le prouvaient, sans discussion possible. Généralement, le directeur confiait, en son absence, l’école à moins ancien que lui. Jamais, Mohamed Lemine ne pardonnera cela, ni à l’un ni à l’autre. Parfois, le directeur partait chasser l’outarde et la gazelle à bord de sa Land Rover, armé de deux fusils Mauser et accompagné des frères Hmeyda et Cheikh Ahmed, l’un guide, l’autre ancien garde, pour qui le désert n’a aucun secret. Je ne comprenais pas la situation, assez confortable, du directeur. Belle maison en pierre, dizaine de chamelles, vaches et troupeau de chèvres. Un jour, pendant que nous discutions tous deux, dans son bureau, je lui posai la question suivante: «comment, monsieur le directeur, pouvez-vous posséder une voiture, alors que le salaire d’un instituteur lui permet à peine de survivre?» Je revois encore son sourire. «Tout ce que j’ai maintenant, voiture, bétail, maison, je l’ai acquis alors que je touchais à peine dix mille ouguiyas par mois, dans la seconde moitié des années 70, mes premières années de service. Aujourd’hui, mon fils, mon salaire de plus de 30.000 ouguiyas – c’était en 1988 – ne couvre pas les charges ordinaires de ma modeste famille.»
Curieusement, mon meilleur ami était un vieux garde à quelques années de la retraite. Bedda, c’est son nom, résidait à Oualata depuis dix ans. Il pouvait passer deux ans sans sortir de la ville. Ainsi, son village d’Ajouer, au Trarza, attendrait encore. Souvent, le soir, après le dîner, Moktar et moi, partons le voir. Autour d’un thé, Bedda nous régale de ses multiples anecdotes moissonnées par plus de trente années de carrière militaire peu brillante (toujours garde-«élégue», premier échelon). Son rire sarcastique traverse la nuit, faisant apparaître, à la lumière hésitante d’une lampe-tempête, une bouche d’où le temps a extorqué quelques dents.
En cours, j’étais ce que les enfants appellent un instituteur «méchant». Un jour, dans la classe de troisième année, Abdallahi Ould Marwani, devenu, depuis, un brillant ingénieur, subit mon ire, bien qu’il fût brillant élève. Choqué, son père, Sidi Mohamed Ould Marwani, un ancien moniteur, qui était, selon ses anciens élèves, d’une sévérité implacable, débarqua en catastrophe à l’école, juste après le début de la récréation. Protestations dans le bureau du directeur. Le doyen exigeait des excuses officielles, en vertu des dispositions de l’article 17 de l’arrêté 701 de 1968 qui interdisent, clairement, le châtiment corporel. Il venait, subitement, de se rappeler les clauses d’une législation scolaire qu’il n’avait, lui-même, jamais observées, du temps de ses années de service. Certainement malgré lui, le directeur eut l’imprudence de me convoquer, en vue d’un face à face insoutenable. Je m’en pris, en vrac, au directeur, à l’école, aux élèves et à leurs parents. Je regrette, encore, cette sortie impolie mais la fougue de ma jeunesse, mon inexpérience et la maladresse du directeur y furent, certainement, pour beaucoup. (A suivre)