lundi 26 juillet 2010

Mémoires d’un enseignant (21)

Comme dans tous les adwabas de Mauritanie, l’école ne constitue pas une priorité. Généralement, les enfants qui la fréquentent sont, souvent, ceux qui n’ont pas pu servir à autres occupations, comme les services domestiques en ville, la bergerie pour les villages environnants plus nantis, l’apprentissage au commerce, dans la perspective d’affaires en Afrique de l’Ouest. Naturellement, le gros eddebaye de Mansour ne fait pas exception. Les quarante élèves de tout l’établissement formaient un ramassis, hétéroclite, aux âges disparates. Quelques enfants d’à peine dix ans se disputaient les quelques rares tables-bancs à des gaillards adolescents à leur troisième Ramadan – 19, 20, 21 ans – et à des femmes parfois divorcées, dans une classe multigrade, une hérésie pédagogique consistant à regrouper plusieurs divisions pédagogiques, sous un même toit, avec un seul maître. A Mansour, tous les moyens étaient bons pour soustraire les écoliers à l’école. Que de fois des parents sont venus chercher une permission pour envoyer les enfants effectuer une corvée peu importante. Une bête est égarée, un baptême, un mariage, un ami ou un lointain parent de retour d’un voyage de Nouakchott, un marabout en visite, dans un autre village, constituait une raison suffisante pour abandonner l’école sans avertir. Je n’oublierais jamais le jour où, vers dix heures, un bruit indescriptible assourdit le village. De partout, des quatre coins du hameau, des hommes et des femmes accourent vers le puits situé au centre de la localité. Triste nouvelle. Beina, un sexagénaire venait de tomber au fond de celui-ci. La corde qu’il utilisait pour puiser de l’eau aurait cassé. Consternation. Les pleurs des femmes se mêlaient aux lamentations des hommes encore sous le choc. Autour du puits régnait comme une veillée funèbre. A raison: lorsqu’après deux heures de temps, le corps fut sorti du fond des ténèbres humides, il était, malheureusement, sans vie. Vers quinze heures, les autorités administratives, judiciaires et sécuritaires de Bassiknou étaient toutes là. Après les enquêtes d’usage, le corps du défunt fut lavé et enterré, dans la plus grande tristesse, au petit cimetière du village. Pendant une semaine, le village de Mansour fut envahi par des délégations venues de toutes les destinations. Vacances informelles. Pas d’école, puisque pas d’élèves. Même le chef de village, mon hôte et père de mon ami Ehelna, revint du Mali. J’étais à Mansour depuis six mois et jamais je n’avais eu l’occasion de le rencontrer. Sur sa personne, les gens de la zone colportaient toutes sortes de ragots. Des instituteurs auraient même refusé de servir à Mansour, à cause de lui. Il serait, selon les dires, capable de tout. Grand charlatan, ses tours de magie avaient fait le tour de la région et se racontaient, bien au-delà. C’était un vieil homme, la soixantaine largement entamée. De grosses amulettes de toutes les couleurs et de tous les gabarits pendaient à son cou. Et voilà qu’il était là, devant moi, majestueux, dans un ample boubou avec une large poche fourre-tout où argent, chapelet, couteaux, cure dents et autres effets, variablement magiques, pesaient au point de faire quasiment ployer le patriarche. Sa bouche, tout rouge de kola, rappelait un chef bambara de l’époque de Soundiata. Sans retenue, sans gêne, sans partage, Mahjoub monopolisait la parole. Il parlait de tout, de rien, en vrac. Tantôt en Hassaniya très passable, tantôt en Bambara, tantôt en Zreigua – un dialecte local, panachage de Hassaniya et de Bambara. Visiblement, Mahjoub voulait impressionner. J’étais assis près de lui. «Ah, comment est-il, votre garay?», dit-il à l’intention de ses covillageois. «Il est de qui? [Littéralement, quelle est sa tribu?} J’espère qu’il n’est pas comme les autres. Lui, au moins, il est de nous. [Entendez, un Hartani, comme nous]. Les autres ne veulent même pas que nous apprenions». Brièvement, Mahjoub retraça l’historique de l’école. Les péripéties de son ouverture, ses premiers enseignants, non sans les évaluer, l’un après l’autre. Selon lui, seul un certain Ali, troisième instituteur affecté à Mansour, était sincère. Les autres l’étaient beaucoup moins. Sévère réquisitoire contre cette bande d’absentéistes, prédateurs invétérés des cantines scolaires, pique-assiettes sans vergogne. Gênée par les propos si inquisiteurs, fort peu galants et très peu sympathiques de son mari, Fatimetou Zahra recadra les débats, en demandant aux hommes présents de se préparer à la prière de Dhohr dont l’heure était largement dépassée. Comme Vir El Kitane, Mansour n’avait pas de mosquée. C’était chacun pour soi. Pourtant, c’est un village de plusieurs centaines, voire d’un millier d’habitants. Son surnom de Mansour Chikh Lekssour [chef des campements] n’était pas fortuit. Trente-deux ans après l’indépendance, en 1992, quelque part en République Islamique de Mauritanie, un adebaye sans mosquée, sans mahadra, sans eau potable, sans poste de santé, ne disposait que d’un puits aux eaux saumâtres, d’une école fortement délabrée et d’une grande «Berza» [vaste espace] où, le soir, au clair de lune, quelques jeunes filles et garçons sans avenir venaient battre de la Chenna – instrument de musique traditionnelle maure, une sorte de tamtam – et jouer de la flûte. (A suivre)
Sneiba El Kory

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