lundi 26 juillet 2010

Mémoires d’un enseignant (27)

Le lendemain du passage du directeur régional de l’enseignement fondamental, je pliai bagage en direction de Rosso. Evidemment, je me suis offert un «petit crochet» d’une semaine à Nouakchott. Les gens d’Archane, dont un des cadres, avocat de renom, connaissait le wali du Trarza, se mobilisaient fortement pour obtenir mon retour. C’était l’époque où l’instituteur, le puits, le forage, le point de santé, le blé, l’huile et autres commodités constituaient les plus sûrs moyens pour faire entendre raison aux quelques récalcitrants, peu nombreux d’ailleurs, qui n’étaient pas encore totalement enclos dans le système en place. Or, Archane était un des rares villages du Trarza à être, encore entièrement, acquis à la cause de l’opposition, particulièrement à l’Union des Forces Démocratiques. Cette «insubordination» lui valait, d’ailleurs, beaucoup de déboires dont le plus gênant restait le forage de Breibira – un puits – à quelques encablures du village. Une incommodité bénie par les dignitaires locaux du puissant PRDS de l’époque, et qui avait été à l’origine d’une forte bataille entre la collectivité bénéficiaire et celle du village d’Archane. B.O.M., un Hartani de cette dernière collectivité, venu, de Boutilimitt, défendre les terres traditionnelles de son ensemble tribal se rappelait, avec amertume, les jours de paix où, sous des tentes bien aérées, il buvait, suavement, «El ma‘ou El Baridi» - en Arabe, cette phrase est une véritable hérésie grammaticale – du puits de «Lebzazile» – un autre nom d’Archane.

A Rosso, le DREF m’établit, par le biais de son secrétaire et sans me consulter, une note d’affectation dans un petit adebaye reclus, quelque part sur la rive du fleuve. En vrai «Harag Egoum» – celui de l’extraordinaire Tala’a, du grand chantre de la poésie Hassanya, Cheikh Ould Mekkiyinne, qui ne comprenait rien à l’affaire, en brûlant un certain arbre – le directeur ignorait tout de ma légendaire insubordination et de mon peu de vocation pour le métier d’instituteur. Au pied levé et sans détour, je lui fis savoir que je n’irai jamais dans ce village. Menaces et injonctions ne servirent qu’à raffermir ma décision. L’intervention importune d’un inspecteur de passage lui valut une véritable volée de bois vert de ma part et, en à peine une heure de temps, je m’étais mis tout le staff de la direction sur le dos. Mais les manœuvres de mes «parents» d’Archane continuaient, parallèlement. Je suivais ces tractations avec un intérêt particulier, en espérant qu’elles fassent mouche, désireux de m’épargner une nouvelle bagarre, inégale, contre un directeur régional déterminé à me faire comprendre, une fois pour toutes, que je n’étais qu’un subordonné. En attendant, je me baladais à Rosso, en compagnie de Jiddou, mon ami de l’Ecole Normale, qui enseignait à l’école 1 de la capitale régionale. Souvent, le soir, j’«attrapais» une main de belote avec Feu Abdoulaye Doumbia, le directeur régional de la Sûreté du Trarza, Deuf Ould Babana, l’ancien directeur de la Plaine de Mpourié, Kamara Dramane et Sall Kalidou. De temps à autre, je passais à la direction régionale, où le secrétaire du directeur m’apprenait que rien n’avait encore évolué. Mais un matin, vers huit heures, alors que j’accompagnais Jiddou sur le chemin de son école, la voiture du directeur freina à nos pieds. «Viens me voir, au bureau, à 10 heures!» Cela présageait quelque chose de nouveau et je décidai d’obtempérer. Lorsque je fus sur place, le directeur essaya, à nouveau, de me convaincre de rejoindre mon nouveau poste d’affectation. «C’est», me confia-t-il, «une petite bourgade dont l’école dispose d’une importante cantine, de plus de cent rationnaires, tous internes». J’avoue que, pour un instituteur, cela voulait beaucoup dire. «En plus», ajouta-t-il, «tu ne dépenseras rien: tous les enseignants sont totalement pris en charge par le gentil chef de village». Mais, une fois encore, je répondis que, pour rien au monde, je n’irai dans ce bled. Fort en colère, il s’écria, à très haute voix, que je ne voulais pas travailler et que, par conséquent, j’en assumerais l’entière responsabilité. Echanges de propos peu courtois. Sur un coup de tête, je décidai de demander audience au wali. C’et ainsi que, vers 14 heures, le DREF fut surpris de me trouver dans la salle d’attente de celui-là, à attendre mon tour. Je savais que je n’avais pas raison mais je savais, aussi, que les chefs de services régionaux avaient horreur d’être cités devant les autorités administratives. C’est certainement pourquoi le directeur me proposa de renoncer à cette aléatoire entrevue, en me promettant de trouver une solution à mon problème. «Vas à Nouakchott », me dit-il, «te reposer une semaine, en attendant que ta tête refroidisse. Tu reviendras après». En absentéiste chevronné, je ne me fis pas prier deux fois. Je partis, directement, du bureau du wali vers le garage, pour aller passer plusieurs semaines entre Nouakchott et Aleg, en attendant la décision, désormais très influencée, de mon directeur régional. (A suivre)

Mémoires d’un enseignant (26)

La symbolique d’El Aich, dans le Guebla, constitue toute une histoire. Archane, mon charmant petit village ne faisait, naturellement pas, exception à la place qu’occupe cette spécialité culinaire, qui a la vertu de refroidir les esprits. En vrai Archanois, je me baladais de hangar en hangar, sans aucune restriction. Même Ehl Bobane, la famille d’un fonctionnaire du PNUD, qui avait choisi de vivre en brousse, n’échappait pas à mes visites. La gentillesse d’Ahmed, le papa, et de Raghya, la maman, leur bon méchoui et le lait de leurs chamelles n’étaient, évidemment pas, étrangers à la régularité de mes fréquentations. Trois ans, maintenant, que je travaillais à Archane. Tout se passait bien. Selon les rapports des différentes visites d’inspection, l’école du village fonctionnait normalement. Les parents étaient satisfaits de mon travail. Mes absences, parfois prolongées, ne m’étaient guère reprochées. C’était, là, un indicateur sérieux des bons rapports entre l’instituteur et sa direction, d’une part, et entre les parents et leur garay, d’autre part. On ne me considérait plus comme un «barani» (étranger). Preuve supplémentaire de la confiance dont je jouissais à Archane, certaines affaires internes du village étaient, parfois, débattues en ma présence. J’étais véritablement devenu un homme du campement. Je connaissais les rapports liant les uns aux autres. En fait, le village n’avait plus de secret pour moi. Un jour, aux environs de quatorze heures, un beau 4/4 entra dans le village, en provenance de Boutilimit. Aussitôt, enfants, femmes et hommes sortirent des tentes et des hangars. La luxueuse voiture se dirige vers celui du patriarche Mohamed Ould Mazouk, un homme d’une sagesse et d’une érudition notoires. Un des grands fils du village venait saluer les siens. Comme chaque année, l’homme d’affaires, résidant à Nouadhibou, venait se ressourcer dans la localité qui l’avait vu naître et avec qui il entretenait rapports de convivialité, cousinage et humanisme. Pour le recevoir, tout le village se mobilisa, offrant tout le confort à sa portée. Maintenant, le fils prodigue était là, au centre, entouré de toute la bienveillance des siens. L’ambiance était si belle qu’en intrus, je ne sentais pas le temps s’écouler. L’espace d’un thé, je sus combien, en Mauritanie, la réussite économique de l’individu pouvait lui valoir de respect et de considération, lui permettant d’occuper, entièrement et en un temps record, une place honorable dans la société. Le village d’Archane avait une spécificité. C’était un réservoir d’intellectuels. Pour une population d’à peine deux cents habitants, il comptait plusieurs dizaines de maîtrisards. Sa mahadra, sous le contrôle d’un grand homme de Coran peu complaisant, délivrait, annuellement, plusieurs « Ijazas » [diplômes de maîtrise du Coran].
Vint le moment où je commençai à penser quitter le village. Je sentais que ma familiarité avec ses habitants devenait, insensiblement, un handicap au bon déroulement de ma mission. Un jour, juste après la récréation, le directeur régional de l’enseignement fondamental débarqua à l’école. Après une brève inspection des deux classes, il tint réunion, avec Moktar et moi, dans une des deux salles, en présence d’un autre inspecteur qui l’accompagnait et de son chauffeur. Sans prendre le temps d’en discuter, il nous informa que l’un de nous devait quitter l’école dont le quota d’élèves ne lui donnait pas le droit d’avoir deux instituteurs. Selon lui, le grand déficit national d’enseignants, surtout de français, ne pouvait pas permettre un tel luxe à un petit village comme Archane. Je compris alors que j’étais le partant. Moktar essaya, vainement, de faire comprendre au directeur que mon départ porterait un préjudice, énorme, à l’école. Séance tenante, le directeur m’établit une note de service, me mettant à la disposition de la direction régionale. Je devais m’y rendre dans deux jours et, sans autres commentaires, le DREF reprit la route vers Boutilimit. La nouvelle de mon affectation se répandit, comme une trainée de poudre, à travers le village. Hommes, femmes et enfants se rassemblèrent sous la tente et le hangar de mes hôtes. L’heure était grave. C’était une véritable catastrophe. Moktar et moi étions pris en otages, bombardés de questions parfois hors de propos. Moktar essaya d’expliquer aux villageois que la décision était encore révocable. Mais il fallait faire vite. Mohamed, le chargé de mission du village, devait, dès maintenant, se rendre à Nouakchott, pour y mobiliser les ressortissants influents d’Archane. Selon l’un des intervenants, Y…, un haut cadre du village, connaissait très bien le ministre de l’Education. Hé, assalamou aleykoum, renchérit un autre, le ministre est un homme de telle tribu! Historiquement, nous sommes «la même chose». Jusqu’à la prière de dhor, les gens du village tinrent, ainsi, réunion informelle qui décida d’envoyer, le jour même, une délégation dans la capitale. Sous cape, quelques hommes et femmes souhaitaient, en moindre mal, le départ de Moktar. Quant à moi, je n’attendais plus que le lendemain pour partir à Rosso, souhaitant que les manœuvres de mes gens m’épargnent une affectation vers une destination inconnue, où je devrais encore, me réadaptater.
Sneiba El Kory

Mémoires d’un enseignant (25)

Finalement, pour pallier au manque de salles de classes, un magasin, préalablement destiné aux choses de la cantine, fut transformé en une première année, tenue par son « excellence » Moktar Ould Horma, le directeur de l’école. J’avais, moi, une classe de sixième, de plus de quarante élèves. Tout se passait relativement bien. La récréation était, pour mon directeur et moi, l’occasion de boire un verre d’un thé passable, assorti d’un morceau de pain de la veille. Au village d’Archane, la vie était des plus simples. Juste deux à trois centaines d’habitants, disséminés dans quelques dizaines de tentes et de hangars. Généralement, les jours ouvrables, il n’y avait, généralement, que Moktar et moi, au milieu d’une communauté de femmes et d’enfants, plus quelques hommes invalides, très vieux, pour la plupart. L’école était située à quelques mètres du puits. C’est pourquoi, régulièrement, surtout les jours de congé, j’allais passer de longs moments avec Blal, un Hartani de plus de soixante ans, responsable en chef de «Lebzazil» – autre appellation d’Archane. Là, autour du puits, tout se raconte. C’est le lieu privilégié de rencontre des étrangers en quête de bêtes égarées, des bergers à a recherche de travail, des troupeaux en transit vers d’autres pâturages. Le soir, après la prière d’el’asr, vers 17 heures, je me dirigeais, systématiquement, vers la demeure de Mohamed Abdallahi Ould El Kherchi, le forgeron du village, où feu Mohamed Ould Mazouk, un érudit, Sidi Mohamed Ould Ahmed Saleh, spécialiste et fin connaisseur de toutes les tribus de Mauritanie, et quelques autres notables septuagénaires du village venaient prendre leur «Dhehbi» – un thé qui se partage, dans la tradition maure, aux environs de 17 heures.

Mohamed Abdallahi était, à la fois, l’artisan et le boucher du village. Son thé raffiné, ponctué d’anecdotes, d’épopées tribales et d’histoires de grands Hommes, durait jusqu’à l’appel du muezzin pour la prière du crépuscule. Sauf au mois de Ramadan, où des veillées sans fin permettaient de casser la monotonie de longues nuits broussardes, le temps paraissant infiniment long, dans ce charmant petit village. Le jeudi soir, celui-ci s’animait, cependant, en perspective du retour des «deymassa», ceux qui viennent pour le week-end. Quasiment tous les fonctionnaires originaires du petit hameau, avocats, magistrats, professeurs, étudiants et autres, revenaient, ainsi, de Nouakchott, de Boutilimitt ou de Rosso et, pendant deux jours, Archane changeait du tout au tout: viandes en abondance, fruits, voitures, ambiance de fêtes. J’étais systématiquement invité par l’un ou l’autre de ces «rapatriés». L’occasion, pour moi, de recevoir les dernières informations et, parfois même, quelques journaux. De temps à autre, j’allais, passer le week-end, à Boutilimitt. A pied. C’était juste une promenade de santé, d’une heure et demie, parfois deux, que de parcourir les douze kilomètres qui séparaient le village de la ville. Un soir de décembre 1997, Moktar, mon bouillant directeur, de retour de Boutilimitt, m’apprit que je faisais partie des membres du bureau de vote pour l’élection présidentielle du 12/12. Le jour J, je me présente, comme tous les autres, à l’école 3 de Boutilimitt. Le chef du bureau était un ingénieur du ministère de l’Equipement, ressortissant de Dienket Meyloud, un quartier symbolique de cette ville pétrie d’histoire. Le hakem de l’époque était feu Diaguly Ould Moktar, un administrateur réputé droit, juste et responsable.
Les opérations commencèrent un peu en retard, vers 7 heures passées de 20 minutes. Au début, tout se passait relativement bien. Les hommes et les femmes, bien en ordre dans un long rang, votaient un à un. Cependant, le président du bureau, Pé-éRe-Déiste jusqu’à la mœlle, espérait pousser la tolérance au point de laisser voter certains électeurs sans pièce d’identité, sous prétexte qu’il les connaissait. Il nous fallut, un ami et moi, plus d’une demi-heure de discussion, houleuse, pour lui faire entendre raison. Lorsque, vers 15 heures, le rang fut épuisé, le moment de répit fut mis à profit par ledit président pour vilipender notre «insubordination» et notre méconnaissance des dispositions du code électoral, qui lui donnaient le dernier mot, en cas de litige sur l’autorisation ou non de vote d’un électeur. Vers 16 heures, un rang de plusieurs dizaines de personnes se présenta au bureau. Je reconnus certains de nos électeurs du matin, et pas des moindres: hauts fonctionnaires enturbannés et autres fraudeurs, venus voter à la place d’électeurs fictifs ou sans état-civil. Je voulus m’élever contre cette magouille organisée mais le président me dénonça, illico, au hakem qui faisait la navette entre les différents bureaux. Celui-ci me fit monter dans sa voiture et me dit, en présence de son chauffeur et de son garde: «Hé, laisse les gens travailler» – entendez frauder – «ou bien je t’enlève de ce bureau. D’ailleurs, nous n’avons pas besoin de toi.» Le renvoi était formel et sans appel. Sans avoir eu le temps de répondre, je fus redescendu dans la rue, avec instruction, officielle, à mon président de bureau, de signaler, sur le champ, la moindre de mes «turpitudes». Peu soucieux de moisir en prison, je pris mes cliques et mes claques et quittai, à l’instant même, Boutilimitt, à destination d’Aleg, avec la consolation, tout de même, de n’être pas obligé à signer des procès-verbaux d’une opération de fraude à grande échelle, officiellement autorisée, pour ne pas dire orchestrée. (A suivre)

Mémoires d’un enseignant (24)

Après un détour de plusieurs jours à Nouakchott et risquant d’être suspendu, je devais regagner, sans plus tarder, Archane, mon nouveau poste. Je pouvais bien m’y rendre directement mais, pour des considérations administratives, il me fallait, d’abord, passer par l’inspection départementale de l’enseignement fondamental de Boutilimitt, dont je dépendais désormais. C’était juste un petit bureau, situé dans l’enceinte de l’école 4 dont la directrice, Maimouna Mint Choumad, était un exemple vivant de vivacité, de rigueur et de responsabilité. L’inspecteur, feu Saadi Ould El Idi, un homme d’une cinquantaine d’années, chauve, jovial et au rire sarcastique, se distinguait à peine de la dizaine d’instituteurs qui l’entourait dans le modeste bureau. Le fourneau, sur lequel une vieille théière marmonnait une chanson à peine audible, ajoutait à la chaleur du lieu. Il était aux environs de onze heures trente, quand je me présentai. L’inspecteur appela, aussitôt, un homme d’une soixantaine d’années et lui déclara: «Le voici, votre instituteur! Ne t’avais-je pas dit que la direction m’avait assuré qu’il était en route? Prends-le, montre-lui le garage de votre campement.» Mohamed Ould Nah, chargé par le village de poursuivre, en vrac, les vivres, le Croissant rouge, les campagnes de vaccination et les instituteurs, m’invita à le suivre pour préparer le départ au campement.

Au marché, il me montra le garage d’où partaient les vieilles 404 desservant Archane, El Kame, Naimatt et autres villages périphériques de Boutilimitt. C’est vers dix-huit heures que la Land Rover d’Ould Meidou – un sahraoui résidant à Boutilimitt depuis le milieu des années 70 – pleine de gens, de pains, de sacs de riz, de blé, de rakel et autres nécessités broussardes, quitta la ville en direction des campements qu’elle desservait quotidiennement. Archane, à quelque douze kilomètres, était la première escale. Nous descendîmes, Mohamed et moi, dans un vague espace devant un hangar entouré de barbelés. «La mosquée», me dit-il sobrement mon compagnon. Tout autour, juste une trentaine de tentes et de hangars, disséminés sur plusieurs milliers de mètres carrés. Le hangar de mon hôte était particulièrement spacieux. A l’intérieur, une femme, enveloppée dans un voile beige, m’invita à m’asseoir sur une couverture qu’une de ses deux grandes filles venait d’installer. La nuit commençait à tomber. Un muezzin essayait de faire entendre son appel dans un vieil haut-parleur rebelle. Des hommes sortirent des quatre coins du campement et se dirigèrent, majestueusement, vers la mosquée. Déjà, la nouvelle de mon arrivée avait parcouru le village. A la fin de la prière, j’entendis un homme demander à mon hôte: «Mohamed, c’est un Hartani ou un Kowri (littéralement: Négro-africain)?» Une dizaine d’enfants, probablement des élèves, s’étaient rassemblés chez mes hôtes, curieux de voir leur nouveau maître de français. Aussi, quelques hommes du village, venus me saluer. Informations prises, je n’étais finalement, selon leurs dires, que «quelqu’un parmi eux». «Les I … auxquels tu appartiens et les I… que nous sommes sont les mêmes. Sois le bienvenu, ici, tu es chez toi.» Des amabilités formelles, qui ne veulent, finalement, rien dire et auxquelles tout étranger aurait eu droit, quelque soit sa région, sa tribu, son ethnie et parfois, même, sa religion. L’école d’Archane comptait une quarantaine d’élèves, assis par terre, dans une salle poussiéreuse de quatre mètres sur trois. Moktar, un archanois de quarante ans, était son principal. Régulièrement, il me racontait les péripéties qui avaient ponctué la fondation de l’établissement. Que de fois la tente sous laquelle il enseignait avait été saccagée par un des détracteurs de l’institution scolaire! Que de fois, Moktar avait-il dû transporter, seul, sur son dos, cette tente que, des heures et des heures durant, il s’employait à planter, toujours seul, avant d’entreprendre une campagne de mobilisation sur la fréquentation scolaire! Un paradoxe car la localité d’Archane dont l’école datait des années cinquante est devenue un vivier de cadres, d’avocats, de magistrats, de professeurs etc. Aujourd’hui, avec la déperdition et la défiance envers le système scolaire, l’école d’Archane, comme pratiquement toutes les autres du pays, a perdu de sa notoriété. Moktar, le directeur, était un instituteur d’Arabe. Or, la prestigieuse mahadra du village que tenait, d’une main de fer, «l’homme de Coran», Mohamed Salem Ould Minahna, concurrençait sérieusement les enseignements de l’école de Moktar. Avec l’arrivée d’un instituteur de français, l’école reprit, peu à peu, de sa vitalité. Certains de ses élèves qui la désertaient revinrent, au grand bonheur de Moktar qui, depuis mon arrivée, n’est plus le directeur de sa seule «tête» mais aussi d’un subordonné dont le tempérament et l’âge présageaient une fructueuse collaboration.
Sneiba El Kory

Mémoires d’un enseignant (23)

C’était la fin du mois d’avril à Mansour. Je n’attendais plus que la rituelle dernière visite des inspecteurs pour partir en vacances. Habituellement, l’école des adwabas débutait en novembre et finissait en avril. Une année scolaire de six mois à peine. La mission d’inspection ne tarda pas. C’était souvent l’occasion, pour quelques inspecteurs, stressés par la monotonie de la ville, d’entreprendre une tournée de relaxation au cours de laquelle les instituteurs visités se débrouilleraient,certainement, à trouver un cabri bien gras dont la viande tendre stimulerait la sympathie et encouragerait l’esprit coopératif des visiteurs. En cette optique, les villages et adwabas étaient minutieusement «catégorisés». Passons la journée dans tel village, c’est sûr que son enseignant nous égorgera un mouton, il a une cantine. Pas question de passer la nuit dans cet eddebaye: trop pauvre! Aucune chance d’y trouver la moindre goutte de lait. Continuons, plutôt, vers l’autre campement, ce sont les Oulad […], une gentille tribu, nous pourrions même trouver quelques cadeaux, au bout de notre visite. Suivant ces paramètres, le village de Mansour constituait une escale privilégiée.

Sa richesse, d’une part, et la gentillesse de Fatimetou Zahra et de son fils Mohamed Alias Ehelna, d’autre part, n’étaient pas étrangères à cette éligibilité préjudiciable. La mission m’informa que j’étais retenu pour les modalités du concours d’entrée en sixième, aussi bien la surveillance que la correction. Mais c’était sans compter sur la relation tribale qui me liait au doyen de la direction régionale, l’inspecteur Ahmed Jiddou dont l’intervention m’exempta des examens. Cette année de 1992, j’étais déterminé à ne plus revenir au Hodh Chargui. Quatre ans entre le Dhar de Oualata, les collines du Kouch, les savanes de Bassiknou et Fassala Néré, c’en était trop.Théoriquement, je devais formuler une demande que le directeur régional devrait viser, avec avis. En fait, je ne suivis, en rien, cette procédure. Je comptai sur mes nombreuses relations et mes extravagantes connaissances. C’était à une époque où tout était possible. Comme d’habitude, j’ai passé mes vacances entre Nouakchott et Aleg. Les jours ouvrables, je les passais avec des centaines d’instituteurs et de professeurs, assis dans l’enceinte du ministère de l’Education ou dans ses alentours immédiats. Au cours de ces rencontres informelles, des supputations de toute nature se racontaient. Discussions politiques acharnées, entre protagonistes de camps opposés. Analyses économiques de professeurs, instituteurs ou autres improvisés experts. Dernières nouvelles des indemnités de direction, de bilinguisme, de multigrade. Rumeurs d’un probable mouvement au ministère. Tout le monde attendait les affectations. Moi aussi, sans avoir entrepris la moindre démarche, j’attendais d’être muté. Un jour, un ami, neveu du ministre de l’Education de l’époque, me proposa de m’emmener chez lui. La maison était pleine de gens, des parents dans la maison d’un de leur fils. Rien de plus naturel. J’attendis, jusqu’aux environs de dix-neuf heures, le retour du ministre qui, après m’avoir reçu dans son vaste et confortable salon et m’avoir reconnu, grâce à ses relations avec un autre frère à moi, me promit de me faire aller là où je voulais servir. Sur un bout de papier, il mentionna mon nom complet, mon matricule et la région où je voulais servir. Je n’avais pas grand espoir, surtout lorsqu’il déposa le bout de papier sur une petite table à proximité. Pourtant, deux mois plus tard, en septembre, à la publication du mouvement des instituteurs, j’appris, alors que j’étais à Goueibina (autre nom d’ Aleg) que j’étais affecté au Trarza, exactement la région que j’avais demandée au ministre. Curieusement, j’ai commencé à éprouver la nostalgie des écoles de Oualata, de Vir Kitane, d’Agoueinitt et de Mansour. En octobre 1992, je me rendis à Rosso pour «servir et faire valoir ce que de droit». La direction régionale de l’enseignement fondamental était une vieille bâtisse coloniale. Le directeur régional, la cinquantaine largement entamée, virevoltait de bureau en bureau. Une poignée d’enseignants occupait le couloir, peu spacieux, qui menait aux affichages du mouvement régional. Sur une des listes, je reconnus mon nom et matricule. La localité correspondante était Archane, dans le département de Boutilimitt. Un nom que je n’avais jamais entendu prononcer, au long de mes 26 ans. Renseignements pris, je sus qu’Archane était un petit campement, situé à douze kilomètres à l’ouest de Boutilimitt, sur la route de R’kiz. Je n’avais ni le temps, ni le choix, ni le droit de protester. D’ailleurs, pour un absentéiste aguerri comme moi, ce poste me seyait bien. Boutilimitt était un poste de prédilection, pour un Alégois comme moi dont les occupations et les amis se situaient à Nouakchott. Sans plus tarder, je repartis encore passer quelque temps chez les miens, avant de regagner mon nouveau poste, aux confins de la belle et célèbre ville de Boutilimitt. (à suivre)
Sneiba El Kory

Mémoires d’un enseignant (22)

Comme à Agoueinitt, je n’ai accompli qu’une année scolaire, dans le village de Mansour. Mais, en quelques mois, je connaissais pratiquement tous les environs. Régulièrement, je me rendais à Kleiva, chez mon collègue Sidi Mohamed, ou à Khairelgani, en compagnie de mes amis du village, assister à la célébration d’un mariage, baptême ou toute autre manifestation mondaine. En fait, j’étais un véritable «djebab» (troubadour) qui ne manquait aucune occasion d’égayer des moments de brousse particulièrement fastidieux. J’avais décidé, au constat du très faible niveau de mes élèves, d’établir une classe de cinquième année, et plusieurs d’entre eux abandonnèrent l’école. Je n’avais plus qu’une vingtaine de garçons et de filles, aux âges composites. Véritablement, les conditions minimales pour l’exercice de ma fonction étaient loin d’être réunies. Le taux d’absence atteignait, fréquemment, le paroxysme: juste trois à quatre élèves. Les autres, peu motivés, profitaient de n’importe quelle circonstance pour ne pas venir. En cela, les parents étaient entièrement complices. Mes régulières rencontres, informelles, dans les maisons, au puits, autour du thé, n’arrivaient pas à convaincre de l’importance de l’école. L’ambition d’un habitant de Mansour restait de partir commercer en Côte d’Ivoire, avant de revenir au village, fonder un foyer et disposer de quelques têtes de bétail, d’un fusil et d’une bonne monture, un élégant chameau, de préférence, qui lui permette de «faire rentrer les différents marchés» hebdomadaires de la zone. Un jour, de retour de l’école, j’aperçus, devant la maison de mes hôtes, deux grosses voitures. Une forte animation régnait dans la maison. C’était le maire de Bassiknou, fils du grand émir, chef général du grand ensemble guerrier qui règne sur toute cette zone du Hodh Chargui. Tous les notables du village étaient là. Au centre, l’éminent notable d’à peine trente ans d’âge se faisait entourer de tous les soins. C’était un jour de faste exceptionnel. Viande, zrig, thé. Ambiance détendue. Discussions, taquineries, apartés. C’était à la veille des élections présidentielles de 1992. «Naturellement», le maire et sa délégation étaient venus solliciter le vote de leurs «frères» de la même tribu au profit du candidat du PRDS, Maaouya Ould Sid’ Ahmed Taya. Un grand discours truffé de promesses: sondage, structures de santé, financements pour les coopératives féminines, cantine scolaire, aménagements agricoles et autres; fut prononcé par l’édile. Félicitations, applaudissements, engagement. Vers dix-huit heures, la délégation quitta le village, pour d’autres localités. Il ne faisait plus aucun doute que tout le village de Mansour était du PRDS. Pour une raison on ne peut plus simple: notre tribu est avec Maaouya; Ehelna, le fils de Mahjoub, notre chef de village, a été emmené, en Lybie, par un ambassadeur de notre tribu guerrière, donc nous sommes avec le PRDS. Regardez! Ehelna, le maire lui-même, le fils du grand chef général des Oulad… se déplace pour venir nous voir! Que de considération, que de respect, que d’honneur! La mobilisation sera telle que personne, aucun candidat, autre que Maaouya n’aura, ici, la moindre voix. Celui-ci en aura, d’ailleurs, plus que largement son comptant. Et effectivement: les centaines de bulletins des votants, mineurs, majeurs, morts et vivants du bureau de Mansour, furent enfouis, dans les caisses, avant dix heures, toutes en faveur du candidat du PRDS. Dix-huit ans plus tard, les gens de Mansour attendent, encore, leur sondage, leur structure de santé, les financements pour leurs coopératives féminines, leurs aménagements agricoles, etc.
En 1992, j’ai été envoyé à Koussana, un village situé à quelques dix kilomètres à l’ouest de Mansour, comme chef de bureau. J’avais, comme assesseurs, un infirmier et un vaccinateur qui travaillaient, tous deux, à Fassala Néré. Dés notre arrivée au village, vers dix-neuf heures, le chef de village chez qui nous étions descendus n’attendit même pas la fin du thé pour nous parler. «Ecoutez», nous dit-il, sur un ton si autoritaire qu’on comprit qu’il était inutile de répondre, «ici, tout le monde est PRDS et nous ne voulons pas que les autres villages le soient plus que nous. Notre bureau compte huit cents électeurs dont des aveugles, des handicapés et des gens en voyage. Mais le hakem nous a assuré que nous pouvions voter pour eux. Nous le ferons donc». Aussitôt après ces injonctions, le chef, suivi de trois autres hommes visiblement moins âgés que lui, nous quitta, sans rien ajouter d’autre. C’était un vrai problème. Le jeune garde qui m’accompagnait me fit comprendre qu’ici, les gens étaient comme ça. Chacun est roi chez lui. La notion d’Etat est encore floue dans les esprits. Dans la chambre où nous étions logés, trois armes à feu étaient négligemment déposées dans un coin. Un des hommes qui accompagnait le chef en portait une en bandoulière. Le soir, le village fut très animé. La fumée montait de tous les foyers. Les cris des enfants se mêlaient aux bruits des animaux, dans l’ambiance festive de villageois déterminés à montrer, très tôt le matin, leur allégeance sans faille aux chefs vénérés de leur tribu. Le lendemain, comme dans tous les autres villages et adwabas, les caisses furent exagérément remplies, plusieurs heures avant la fermeture officielle des bureaux de vote. Le soir, je remis ma caisse pleine de fraude , au bureau du chef d’arrondissement de Fassala Néré,tout confus de n’avoir rien pu faire contre une bande de faussaires capables de tout, au nom du dessein pour lequel une autre bande de truands les avait, si méticuleusement, préparés. (A suivre)

Mémoires d’un enseignant (21)

Comme dans tous les adwabas de Mauritanie, l’école ne constitue pas une priorité. Généralement, les enfants qui la fréquentent sont, souvent, ceux qui n’ont pas pu servir à autres occupations, comme les services domestiques en ville, la bergerie pour les villages environnants plus nantis, l’apprentissage au commerce, dans la perspective d’affaires en Afrique de l’Ouest. Naturellement, le gros eddebaye de Mansour ne fait pas exception. Les quarante élèves de tout l’établissement formaient un ramassis, hétéroclite, aux âges disparates. Quelques enfants d’à peine dix ans se disputaient les quelques rares tables-bancs à des gaillards adolescents à leur troisième Ramadan – 19, 20, 21 ans – et à des femmes parfois divorcées, dans une classe multigrade, une hérésie pédagogique consistant à regrouper plusieurs divisions pédagogiques, sous un même toit, avec un seul maître. A Mansour, tous les moyens étaient bons pour soustraire les écoliers à l’école. Que de fois des parents sont venus chercher une permission pour envoyer les enfants effectuer une corvée peu importante. Une bête est égarée, un baptême, un mariage, un ami ou un lointain parent de retour d’un voyage de Nouakchott, un marabout en visite, dans un autre village, constituait une raison suffisante pour abandonner l’école sans avertir. Je n’oublierais jamais le jour où, vers dix heures, un bruit indescriptible assourdit le village. De partout, des quatre coins du hameau, des hommes et des femmes accourent vers le puits situé au centre de la localité. Triste nouvelle. Beina, un sexagénaire venait de tomber au fond de celui-ci. La corde qu’il utilisait pour puiser de l’eau aurait cassé. Consternation. Les pleurs des femmes se mêlaient aux lamentations des hommes encore sous le choc. Autour du puits régnait comme une veillée funèbre. A raison: lorsqu’après deux heures de temps, le corps fut sorti du fond des ténèbres humides, il était, malheureusement, sans vie. Vers quinze heures, les autorités administratives, judiciaires et sécuritaires de Bassiknou étaient toutes là. Après les enquêtes d’usage, le corps du défunt fut lavé et enterré, dans la plus grande tristesse, au petit cimetière du village. Pendant une semaine, le village de Mansour fut envahi par des délégations venues de toutes les destinations. Vacances informelles. Pas d’école, puisque pas d’élèves. Même le chef de village, mon hôte et père de mon ami Ehelna, revint du Mali. J’étais à Mansour depuis six mois et jamais je n’avais eu l’occasion de le rencontrer. Sur sa personne, les gens de la zone colportaient toutes sortes de ragots. Des instituteurs auraient même refusé de servir à Mansour, à cause de lui. Il serait, selon les dires, capable de tout. Grand charlatan, ses tours de magie avaient fait le tour de la région et se racontaient, bien au-delà. C’était un vieil homme, la soixantaine largement entamée. De grosses amulettes de toutes les couleurs et de tous les gabarits pendaient à son cou. Et voilà qu’il était là, devant moi, majestueux, dans un ample boubou avec une large poche fourre-tout où argent, chapelet, couteaux, cure dents et autres effets, variablement magiques, pesaient au point de faire quasiment ployer le patriarche. Sa bouche, tout rouge de kola, rappelait un chef bambara de l’époque de Soundiata. Sans retenue, sans gêne, sans partage, Mahjoub monopolisait la parole. Il parlait de tout, de rien, en vrac. Tantôt en Hassaniya très passable, tantôt en Bambara, tantôt en Zreigua – un dialecte local, panachage de Hassaniya et de Bambara. Visiblement, Mahjoub voulait impressionner. J’étais assis près de lui. «Ah, comment est-il, votre garay?», dit-il à l’intention de ses covillageois. «Il est de qui? [Littéralement, quelle est sa tribu?} J’espère qu’il n’est pas comme les autres. Lui, au moins, il est de nous. [Entendez, un Hartani, comme nous]. Les autres ne veulent même pas que nous apprenions». Brièvement, Mahjoub retraça l’historique de l’école. Les péripéties de son ouverture, ses premiers enseignants, non sans les évaluer, l’un après l’autre. Selon lui, seul un certain Ali, troisième instituteur affecté à Mansour, était sincère. Les autres l’étaient beaucoup moins. Sévère réquisitoire contre cette bande d’absentéistes, prédateurs invétérés des cantines scolaires, pique-assiettes sans vergogne. Gênée par les propos si inquisiteurs, fort peu galants et très peu sympathiques de son mari, Fatimetou Zahra recadra les débats, en demandant aux hommes présents de se préparer à la prière de Dhohr dont l’heure était largement dépassée. Comme Vir El Kitane, Mansour n’avait pas de mosquée. C’était chacun pour soi. Pourtant, c’est un village de plusieurs centaines, voire d’un millier d’habitants. Son surnom de Mansour Chikh Lekssour [chef des campements] n’était pas fortuit. Trente-deux ans après l’indépendance, en 1992, quelque part en République Islamique de Mauritanie, un adebaye sans mosquée, sans mahadra, sans eau potable, sans poste de santé, ne disposait que d’un puits aux eaux saumâtres, d’une école fortement délabrée et d’une grande «Berza» [vaste espace] où, le soir, au clair de lune, quelques jeunes filles et garçons sans avenir venaient battre de la Chenna – instrument de musique traditionnelle maure, une sorte de tamtam – et jouer de la flûte. (A suivre)
Sneiba El Kory