lundi 26 juillet 2010

Mémoires d’un enseignant (22)

Comme à Agoueinitt, je n’ai accompli qu’une année scolaire, dans le village de Mansour. Mais, en quelques mois, je connaissais pratiquement tous les environs. Régulièrement, je me rendais à Kleiva, chez mon collègue Sidi Mohamed, ou à Khairelgani, en compagnie de mes amis du village, assister à la célébration d’un mariage, baptême ou toute autre manifestation mondaine. En fait, j’étais un véritable «djebab» (troubadour) qui ne manquait aucune occasion d’égayer des moments de brousse particulièrement fastidieux. J’avais décidé, au constat du très faible niveau de mes élèves, d’établir une classe de cinquième année, et plusieurs d’entre eux abandonnèrent l’école. Je n’avais plus qu’une vingtaine de garçons et de filles, aux âges composites. Véritablement, les conditions minimales pour l’exercice de ma fonction étaient loin d’être réunies. Le taux d’absence atteignait, fréquemment, le paroxysme: juste trois à quatre élèves. Les autres, peu motivés, profitaient de n’importe quelle circonstance pour ne pas venir. En cela, les parents étaient entièrement complices. Mes régulières rencontres, informelles, dans les maisons, au puits, autour du thé, n’arrivaient pas à convaincre de l’importance de l’école. L’ambition d’un habitant de Mansour restait de partir commercer en Côte d’Ivoire, avant de revenir au village, fonder un foyer et disposer de quelques têtes de bétail, d’un fusil et d’une bonne monture, un élégant chameau, de préférence, qui lui permette de «faire rentrer les différents marchés» hebdomadaires de la zone. Un jour, de retour de l’école, j’aperçus, devant la maison de mes hôtes, deux grosses voitures. Une forte animation régnait dans la maison. C’était le maire de Bassiknou, fils du grand émir, chef général du grand ensemble guerrier qui règne sur toute cette zone du Hodh Chargui. Tous les notables du village étaient là. Au centre, l’éminent notable d’à peine trente ans d’âge se faisait entourer de tous les soins. C’était un jour de faste exceptionnel. Viande, zrig, thé. Ambiance détendue. Discussions, taquineries, apartés. C’était à la veille des élections présidentielles de 1992. «Naturellement», le maire et sa délégation étaient venus solliciter le vote de leurs «frères» de la même tribu au profit du candidat du PRDS, Maaouya Ould Sid’ Ahmed Taya. Un grand discours truffé de promesses: sondage, structures de santé, financements pour les coopératives féminines, cantine scolaire, aménagements agricoles et autres; fut prononcé par l’édile. Félicitations, applaudissements, engagement. Vers dix-huit heures, la délégation quitta le village, pour d’autres localités. Il ne faisait plus aucun doute que tout le village de Mansour était du PRDS. Pour une raison on ne peut plus simple: notre tribu est avec Maaouya; Ehelna, le fils de Mahjoub, notre chef de village, a été emmené, en Lybie, par un ambassadeur de notre tribu guerrière, donc nous sommes avec le PRDS. Regardez! Ehelna, le maire lui-même, le fils du grand chef général des Oulad… se déplace pour venir nous voir! Que de considération, que de respect, que d’honneur! La mobilisation sera telle que personne, aucun candidat, autre que Maaouya n’aura, ici, la moindre voix. Celui-ci en aura, d’ailleurs, plus que largement son comptant. Et effectivement: les centaines de bulletins des votants, mineurs, majeurs, morts et vivants du bureau de Mansour, furent enfouis, dans les caisses, avant dix heures, toutes en faveur du candidat du PRDS. Dix-huit ans plus tard, les gens de Mansour attendent, encore, leur sondage, leur structure de santé, les financements pour leurs coopératives féminines, leurs aménagements agricoles, etc.
En 1992, j’ai été envoyé à Koussana, un village situé à quelques dix kilomètres à l’ouest de Mansour, comme chef de bureau. J’avais, comme assesseurs, un infirmier et un vaccinateur qui travaillaient, tous deux, à Fassala Néré. Dés notre arrivée au village, vers dix-neuf heures, le chef de village chez qui nous étions descendus n’attendit même pas la fin du thé pour nous parler. «Ecoutez», nous dit-il, sur un ton si autoritaire qu’on comprit qu’il était inutile de répondre, «ici, tout le monde est PRDS et nous ne voulons pas que les autres villages le soient plus que nous. Notre bureau compte huit cents électeurs dont des aveugles, des handicapés et des gens en voyage. Mais le hakem nous a assuré que nous pouvions voter pour eux. Nous le ferons donc». Aussitôt après ces injonctions, le chef, suivi de trois autres hommes visiblement moins âgés que lui, nous quitta, sans rien ajouter d’autre. C’était un vrai problème. Le jeune garde qui m’accompagnait me fit comprendre qu’ici, les gens étaient comme ça. Chacun est roi chez lui. La notion d’Etat est encore floue dans les esprits. Dans la chambre où nous étions logés, trois armes à feu étaient négligemment déposées dans un coin. Un des hommes qui accompagnait le chef en portait une en bandoulière. Le soir, le village fut très animé. La fumée montait de tous les foyers. Les cris des enfants se mêlaient aux bruits des animaux, dans l’ambiance festive de villageois déterminés à montrer, très tôt le matin, leur allégeance sans faille aux chefs vénérés de leur tribu. Le lendemain, comme dans tous les autres villages et adwabas, les caisses furent exagérément remplies, plusieurs heures avant la fermeture officielle des bureaux de vote. Le soir, je remis ma caisse pleine de fraude , au bureau du chef d’arrondissement de Fassala Néré,tout confus de n’avoir rien pu faire contre une bande de faussaires capables de tout, au nom du dessein pour lequel une autre bande de truands les avait, si méticuleusement, préparés. (A suivre)

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