samedi 29 mai 2010

Mémoires d'un enseignant 12

La nuit fut particulièrement longue. Je n’avais pas dormi. La faim, la fatigue et l’inconfort conjugués m’interdirent le sommeil. Le lendemain, très tôt, j’étais là, assis entre une marmaille dont l’état physique en disait long sur la précarité des conditions de vie, dans cet adebaye, et une femme d’à peine trente ans qui semblait en avoir cinquante. Mon hôte, quant à lui, était parti beaucoup plus tôt, à la recherche de quelques chèvres égarées, me dit-on. Le jour, le hameau paraissait encore plus pauvre. Un silence de cimetière. Ma montre indiquait neuf heures passées. De temps à autre, un gamin venait chercher quelque chose à la boutique. En vain: Mohamed, l’unique boutiquier du village, ne prenait jamais le risque de laisser ses clés derrière lui. Sinon, biscuits et bonbons allaient souffrir le martyre. Sa femme et ses enfants ne manqueraient jamais une si belle opportunité de se gaver de ces produits si rares, chichement interdits par un père très avare. Pour le thé du matin, je devrais attendre le retour de mon hôte. Pour une raison toute simple: le sucre, le thé vert et, éventuellement, le lait pour le zrig, demeuraient au fond de la petite boutique dont les clés étaient précieusement accrochées au cou de leur propriétaire. Fatigué d’attendre le retour hypothétique de mon ami, je me résolus à aller à l’école.



C’était une chambre en banco, aux murs fissurés, sans porte ni fenêtre. A l’intérieur, une vieille table qui servait de bureau à l’instituteur, recouverte de poussière. Au coin, quelques restes de papiers jaunis par les eaux du dernier hivernage, superposés en liasses incertaines. A l’Est, sur le mur, un rectangle de plus de 4 mètres sur 3, plein de trous, en guise de tableau noir. J’étais là, seul. A quelques 50 mètres de moi, un groupe de femmes s’affairaient autour du puits. Je ne savais que faire. Je réfléchissais, déjà, aux modalités de mon retour à Nema. Mon cousin avait raison. Je comprenais, à présent, le sens de ses déclarations. De retour du puits, une femme vint à moi. J’étais assis à l’ombre, devant la «salle de classe». Après les salutations d’usage, elle me demanda, sans ambages, mon nom, ma région, ma tribu. Je lui répondis sans détour. «Mon fils», me dit-elle, «ici, à Ver El Ketane, nous ne croyons plus à l’école. Nous n’en avons pas. Elle ne nous sert à rien. Vois-tu, du temps de Sidi Ould Bilal, un instituteur qui a fait plus de six ans au village, c’était bien. Il était l’un de nous. Il était sérieux. Il nous conseillait. Certains de ses élèves ont atteint «la maison six». Après lui, plus d’une dizaine d’enseignants se sont succédé. Tous sont repartis dès le lendemain de leur arrivée, prétendant avoir oublié un effet, mais nous savions que c’était une astuce pour quitter le lieu. Les élèves sont dispersés. Certains sont à Amourj, sur des charrettes, ou vendeurs de pain, d’autres, chez les Oulad El Vaghi, domestiques ou manœuvres. Même les hommes, à part quelques-uns, malades, ne sont pas là. Il n y a rien à faire à Vir El Ketane. Les hommes partent travailler dans les villages environnants. Ils ne reviennent que le soir, après le crépuscule.»

Véritablement, la réalité était tout autre que ce que je m’étais imaginé. Pour ne pas perdre mon temps, je m’employai à arranger les dizaines de tables éparpillées dans la salle. Aidé par quelques enfants, je nettoyais la classe et repeignit le tableau. Curieusement, j’étais déterminé à faire revivre l’école de Vir El Ketane. Le goût du défi, sans doute. Lorsqu’à midi, je retournai à la maison, mon hôte était revenu de sa «recherche». J’eus, enfin, droit à mon premier thé, dix-huit heures après mon arrivée. L’aimable boisson était, exceptionnellement, accompagnée d’une bonne poignée de biscuits et d’arachides. Mohamed me confirma, entièrement, les propos de la vieille Mama. Lui venait juste d’envoyer son fils Jaavar, en Côte d’Ivoire, pour apprendre le commerce. «Tu vois», me dit-il, «c’est avec l’argent économisé de dix années de petit vendeur, dans les rues du Plateau, Adjamé, Cocody et autres quartiers d’Abidjan, que j’entretiens, aujourd’hui, ces petites affaires. Le jour, je suis pratiquement le seul homme au village. Les autres sont obligés d’aller «galérer» ailleurs. Ici, les gens préfèrent envoyer leurs enfants comme employés de maison, plutôt que de les mettre à l’école. Entre un gain immédiat assuré et un avenir hypothétique, les pauvres n’ont pas l’embarras du choix. Notre école existe depuis plus de quinze ans, jamais aucun de ses élèves n’est allé au collège. Les enseignants qui viennent ici, à part Sidi, ne font que dans la dentelle, plus enclins qu’ils sont à vadrouiller de village en village, que d’accomplir la mission pour laquelle ils sont venus.» Fatigué que j’étais par une nuit sans sommeil et sans dîner, je somnolais entre deux verres, en pensant à comment je pourrais restaurer la confiance des élèves et des parents de Vir El Ketane en l’école…

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