samedi 29 mai 2010

Mémoires d'un enseignant 6

C’est vers 21 heures que le camion de l’Unesco entra à Oualata. Il faisait tellement noir qu’on distinguait, à peine, les dizaines de personnes venues à l’accueil des leurs. J’appris, plus tard, que nous étions arrivés sur la place du marché, au cœur de la vingtaine de boutiques que compte la vieille cité. Je ne connaissais personne et ne savais où aller. J’essayais, en vain, de me rappeler le nom du directeur de l’école. La proximité de la brigade de gendarmerie me donna l’idée d’y aller m’informer et, bientôt, je me retrouvai face à mon nouveau patron. C’était un vieux d’une cinquantaine d’années, sorti de la medersa de Boutilimit, en 1974. Un asthme aigu, mal soigné, lui donne l’allure d’un vieillard de soixante-dix ans.

Très avenant, d’une courtoisie sans pareil, Cheikhna Ould Yelle – que Dieu l’agrée en son saint paradis – ameuta toute sa famille pour me mettre à l’aise et, entre deux quintes de toux, me présenta l’unique école de Oualata. Le lendemain, je pris service dans une classe, mixte, de sixième année. Une quarantaine d’élèves. Salles particulièrement belles et spacieuses. Des bureaux et un logement de plusieurs pièces complétaient l’établissement. C’est la république d’Irak qui a construit l’édifice, dans la bath’a de Oualata. Juste là où, selon l’imagerie populaire, un célèbre érudit d’une grande tribu de Mauritanie aurait ordonné, à une cohorte de lions féroces, de se tenir tranquilles, jusqu’au matin. Une histoire que ne cesse de nous raconter Batti Ould Mbouya, un vieil instituteur de plus de soixante ans, dont les aïeux, les Lemhajibs, seraient venus, selon lui, d’Irak, il y au moins deux cents ans. Conservateur endurci, le vieux Batti, ami des livres et musulman vertueux, a horreur des nouvelles théories, surtout celles qui prêchent l’égalité entre les hommes. Souvent, pendant la récréation, de chaudes empoignades s’engagent entre lui et Ahmed Baba Ould Moktar, un jeune instituteur progressiste, formé au moule de la contestation de son Trarza natal. A quelques encablures de l’école, près du village des Nmadi, voici Baba Gori, un puits du temps où la ville était principalement peuplée de Bambaras. Avant les adductions des réseaux, il constituait la principale source de ravitaillement de Oualata et de ses environs. Tout autour, quelques zéribas de menthe, de carottes et autres légumes entretenaient l’espoir de quelques hommes et femmes désoeuvrés. A l’est de l’école, sur une colline, le funestement célèbre fort de Oualata surplombait la ville. Malgré son enclavement, la ville disposait de tous les services: poste, direction de l’élevage, commissariat à la sécurité alimentaire, gardes, brigade de gendarmerie, service des eaux et forêts, cadi, mairie, perception, infirmerie. En plus des instituteurs et du Hakem, cela faisait plus d’une vingtaine de fonctionnaires. A l’exception des enseignants, les fonctionnaires n’avaient pas grand-chose à faire. En conséquence, c’étaient, chaque vendredi et mardi, d’interminables parties de belote. La maison du postier Isselmou Ould Hachem, aujourd’hui à la retraite, devenait le centre vers lequel nous convergions, dès quinze heures. Parfois, c’était à l’école que les parties se jouaient. A tour de rôle, chacun recevait le groupe, pendant les congés hebdomadaires. A l’époque, on faisait la journée discontinue. Souvent, c’est dès seize heures que le hakem, grand amateur de belote devant l’Eternel, se pointait à l’école. Impatient de «pousser les cartes», il nous ordonnait, parfois, d’anticiper la sortie des élèves. J’étais son partenaire préféré. Je lui «prenais toujours la main». Une fois, je partis en vacances de Pâques. A mon retour, le hakem proposa ma suspension, non pas pour avoir prolongé, sans justification, mes congés, mais pour, dit-il, l’avoir suspendu, lui, de belote! Un jour de vendredi, c’était feu Baro, assistant d’élevage qui recevait le groupe. Sa maison se situait à l’extrémité de la ville, au bord du barrage où s’abreuvent, en pareille période de l’année, les troupeaux de la moughataa. Isselmou et moi étions les premiers venus. Feu Baro s’affairait autour d’un Hartani qui lui dépeçait un mouton. A côté d’eux, se tenait un homme d’une saleté indescriptible, avec un haillon sans couleur en guise de boubou, sans pantalon, juste une corde nouée autour des hanches. Il suppliait Baro de lui donner un bout de savon qui traînait par terre, reste d’un morceau coûtant 15 ouguiyas dans les boutiques. J’intervins en faveur du «pauvre» monsieur: «Comment, Baro, peux-tu refuser ce petit bout de savon à ce pauvre homme? – Qui te dit qu’il est pauvre? Ce lait, un seau plein, provient de ses chamelles. Cet homme, c’est Bounass Ould Beykaye, un des hommes les plus riches du Hodh Chargui. Sa fortune est estimée à plus de deux mille têtes de chameaux, des centaines de vaches et plus de quinze troupeaux de chèvres. A plus de cinquante ans, il n’a qu’une seule fille.» Sans rien dire, Bounass, après avoir bu un verre, emporta le lot de médicaments vétérinaires qu’il venait de payer, après d’âpres négociations. (A suivre)
Sneiba El Kory

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