samedi 29 mai 2010

Mémoires d'un enseignant 14

Déjà plus d’un mois que je suis à Vir El Ketane. Je me suis vite adapté à la précarité et à la misère du village. Après tout, je suis fils de paysan. Beaucoup de choses ne me sont pas trop étrangères. Autant la lutte sans merci pour la survie ne m’impressionne outre mesure, autant la foi et la ferme volonté de ces hommes et femmes, déterminés à vivre honorablement, me rappellent, dans un étrange similitude de scènes, mon passé d’enfant de famille pauvre. Peu à peu, l’univers scolaire commence à se reconstituer. En théorie, la journée était discontinue: de huit heures et à midi, le matin; l’après-midi, de quinze heures à dix-sept heures. En pratique, les cours se déroulaient selon beaucoup d’autres paramètres dont, principalement, la disponibilité des élèves et les préoccupations des parents. Dans les écoles des adwabas, l’informel prévaut, le maître est roi et les parents souverains. Au fond de la classe, Moulaye Zein, un garçon de douze ans, ne semble avoir encore ni compris, ni accepté les raisons de son «incorporation». Voilà un an que son père l’avait confié à un commerçant avec qui des rapports traditionnels le liaient fortement, pour lui apprendre le métier de l’argent. Et subitement, le voici «emprisonné» entre quatre murs. Une histoire toute simple.



La vieille Mama m’affirmait que le garçon était intelligent et les archives, jaunies par le temps, confirmaient ses allégations. Selon les résultats – qui ne constituent, cependant guère, un grand gage de fiabilité – consignés par les anciens instituteurs de l’école, Moulaye comptait parmi les meilleurs élèves. Il me fallut, pourtant, plus de trois jours pour convaincre son père de le débaucher de la boutique où il travaillait comme apprenti-commerçant. Malgré ses fréquentes frasques, c’était mon élève préféré. Dans ses temps libres, il me servait de majordome. Son thé et ses essais culinaires occasionnels nous permettaient de rompre, de temps à autre, la monotonie des plats quotidiens de notre terroir. En contrepartie, je lui payais ses fournitures scolaires et lui dispensait des cours gratuits de rattrapage. De fait, il était véritablement intelligent. C’était incontestablement et de loin, le meilleur de la classe. Quelquefois pourtant, pendant les vacances hebdomadaires, fidèle à ses vieilles amours, il retournait aider son ancien patron. Une opportunité qui lui permettait de ramener, au village, certaines choses fort utiles à son séjour en brousse. Moulaye fut parmi les dix élèves qui décrochèrent, brillamment et haut la main, l’entrée en sixième, deux ans après mon arrivée à Vir El Ketane. Douze années plus tard, en 2004, dans l’enceinte du ministère de l’éducation nationale, un beau jeune homme, bien propre sur lui, me salua à deux mains, marque d’un profond respect dans la culture maure. Je ne reconnus pas mon ancien élève de Vir El Ketane. Il se présenta, alors, à moi, en sa qualité de professeur de mathématiques et de physique, en poste, depuis une année, dans un lycée du Hodh. J’étais comblé et sincèrement joyeux de découvrir que mes sacrifices n’étaient pas restés vains. Grâce à lui, j’appris que le pauvre hameau de Vir El Ketane était devenu un gros village, disposant d’une vraie école, d’une grande mosquée, assortie d’une mahadra, et que les conditions de vie s’étaient, nettement, améliorées. Le pain, la viande, le sucre, le riz et autres nourritures ne sont plus conditionnés au retour, hypothétique, de quelqu’un venant de Nema ou d’Amourj. Le village dispose, désormais, de sa petite boucherie, de sa boulangerie et de quelques boutiques qui proposent l’essentiel des besoins quotidiens. Loin, cette époque de 1990 où le village ne disposait, même pas, d’un lieu de prière. Où aucun appel à celle-ci n’était audible. Je me rappelle encore de ce jour où, sortant de classe, vers dix-huit heures, j’appris le décès d’une femme du village. La mort faisait très peur, à Vir El Ketane. Nous étions à peine quatre hommes, les autres ne reviendraient que vers vingt-deux heures. Mais là n’était pas le problème fondamental. L’histoire était qu’au village, personne ne connaissait les exigences de la toilette funèbre. Il fallait, donc, attendre la venue de quelqu’un d’un autre village, situé à plus de vingt kilomètres. L’attente fut assez longue. La nuit, très sombre. L’experte, qu’un villageois était allé chercher à dos d’âne, n’arriva qu’à vingt-trois heures passées. La toilette mortuaire terminée, il restait la prière du mort. Un autre problème. Fallait-il encore s’enquérir d’un cheikh, quelque part dans un des villages alentours ? La balle était véritablement dans mon camp. J’essayais, en complicité avec l’obscurité, de me faire oublier. «Où est le garay?», interrogea, brusquement, Ahmed Sambe, le jeune chef de la communauté, «C’est à lui de conduire la prière.» Embusqué quelques mètres plus loin, j’essayais de me remémorer les règles, floues dans ma tête, de la prière du mort. Mais comme c’était inévitable, j’ai dirigé l’oraison funèbre, en me disant que jamais l’adage: «au pays des aveugles, les borgnes sont rois»; n’avait eu meilleure raison d’être.

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