samedi 29 mai 2010

Mémoires d'un enseignant 15

J’étais déterminé, au bout de cette première année, à faire acquérir le maximum de connaissances à ma classe aux niveaux si variés. Peu à peu, les parents avaient repris confiance, au point que certains venaient, parfois, demander des nouvelles des études de leurs enfants. D’autres ne les envoyaient plus en mission informelle de travail sans mon aval. C’était là un bon indice et une preuve du satisfecit des gens de brousse envers leur enseignant. Pendant plusieurs mois, je ne reçus pratiquement aucune visite officielle. Le village était pauvre, enclavé et n’avait «produit» aucun haut cadre. Rien n’encourageait, donc, l’administration administrative, sécuritaire, ni même pédagogique à s’y rendre.
Pourtant, un jour de vendredi, alors que j’étais au puits pour «tuer» un peu de mon temps entre les discussions de Boujdilla, Hamadi, Teslem, et autres ménagères venues s’approvisionner en eau, un de mes élèves vint, en courant, me prévenir que des hommes à bord d’un camion m’attendaient à l’école. C’était une mission régionale de la direction des cantines scolaires venue livrer la dotation du dernier trimestre, à quelques semaines de la fermeture des classes. Ils étaient deux dont un instituteur que je connaissais parfaitement. Apparemment, ils étaient si pressés qu’ils n’attendirent pas le thé. Rapidement, leurs manœuvres débarquèrent les produits pour l’école de Vir El Ketane. Au moment de signer, je remarquai que la quantité débarquée ne correspondait, pas exactement, à celle consignée dans les documents à parapher. Selon les fournisseurs, le reliquat aurait servi, avec celui de plusieurs centaines d’écoles – soit des centaines de tonnes de blé, de riz, d’huile et d’autres produits – à assurer le transport. La confusion, la précipitation et l’opacité des propos de mes interlocuteurs trahissaient, à l’évidence, des manœuvres dilatoires. Devant ma mine suspicieuse, l’un d’eux me dit, en souriant: «Tu as les salutations du DREF» [le Directeur Régional de l’Enseignement Fondamental]. Tout était dit. Le message était, on ne peut plus, clair. Comme l’école n’avait pas de magasin, je fus obligé de garder la dotation chez mon ami le commerçant. Cela, je le sais, fut la source de toutes les suspicions et de tous les commérages. L’utilisation des produits de la cantine scolaire n’a pas failli aux usages qui prévalaient à travers le pays, à l’époque. Quelques journées de cuisine à l’école, en guise de justifications. Quelques «cadeaux», aux plus tonitruants et quelque peu avertis des gens du village, et une bonne partie dans les «intérêts» de l’école dont l’instituteur est le premier garant. Souvent, les enseignants de brousse qui travaillaient dans des localités voisines se rendaient mutuellement visite, pendant les jours de repos hebdomadaire. Ceux qui officiaient dans des villages relativement riches recevaient les visites régulières des autres. Ainsi, nous étions sûrs de manger, au moins une fois par mois, de la viande fraîche que le correspondant de notre collègue, en égard au droit des étrangers, était obligé de disponibiliser. Le village de Chea’be était, à ce titre, la destination privilégiée des instituteurs de Vir El Ketane, Bouanze, Magta Teychtaye et autres. Son instituteur était particulièrement gâté. Il mangeait, régulièrement, de la viande et du pain, buvait du lait de vache ou de chamelle, à sa guise, voyageait à Amourj à dos de chameau harnaché et s’était, même, permis le luxe de marier la fille du riche commerçant qui l’hébergeait. La visite durait, généralement, 48 heures. L’événement constituait la principale actualité du village. «L’instituteur reçoit ses collègues des environs !» Certains hommes surseyaient à leurs activités, tout le temps de notre séjour. C’était l’occasion, pour eux, de discuter avec plus informés qu’eux. Et comme beaucoup n’avaient jamais vu «l’autre Mauritanie», quelle opportunité d’échanges sur les tribus, leurs us et coutumes, refaire l’histoire et le monde! En deux jours! Une enquête informelle était ainsi engagée. Chaque enseignant faisait une communication sur sa tribu, sa région, sa famille, au besoin. La bienséance, le savoir-vivre et l’hospitalité, généreuse, des gens du village déliaient les langues des hôtes, tout heureux de savourer, à satiété, une viande préparée par les mains, expertes, de femmes encore sous les ordres, de boire un zrig, exquis, à base de lait de chamelle. Après deux jours pleins, chaque instituteur revenait à son école se replonger dans les trivialités quotidiennes, en espérant une autre occasion de noyer ses soucis, en attendant la fin de l’année scolaire.

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