samedi 29 mai 2010

Mémoires d'un enseignant 3

En juillet 1988, les affectations étaient terminées. Chacun savait là où il devrait aller exercer ses talents de jeune instituteur. J’étais de ceux qui partaient au Hodh Chargui. C’est un rituel, les sortants vont, toujours, dans des wilayas comme les Hodhs, le Guidimaka, le Tagant, le Tiris Zemmour ou Dakhlet Nouadhibou. En août, un communiqué de la radio convoqua les instituteurs sortants à se présenter, dès le 15 septembre, à l’ENI de Nouakchott, pour leur acheminement vers leurs lieux de travail. Le communiqué précisait que ceux qui ne viendraient pas prendraient en charge les frais de leur transport. Le jour prévu, l’enceinte de l’école de formation fut prise d’assaut par des centaines d’enseignants. Baluchons, sacs de toute nature, bagages divers traînaient par terre. En petits groupes, les instituteurs discutaient de tout. La scène ressemblait à celle du transport des agriculteurs vers leur terroir respectif, pendant l’hivernage. Les bus de la STPN (Société de Transport Public National) étaient déjà là. Les chauffeurs buvaient tranquillement leur thé. Les convoyeurs, en leur qualité informelle de chef de bord, se faisaient attendre. Ce sont souvent de vieux fonctionnaires du ministère, généralement des instituteurs au crépuscule de la carrière, que les directions centrales mobilisent pour des travaux à la fois peu fatiguant et rentables. Il fallut donc patienter, relativement longtemps, et c’est seulement aux environs de midi que les cinq bus «décollèrent». A bord, tous les instituteurs affectés au Brakna, en Assaba et dans les deux Hodhs. C’était inconfortable. La fumée que dégageaient de vieilles pipes se mêlait à une cacophonie de bruits de toutes origines. Partout, entre les allées et sous les sièges, des bagages entassés dans un désordre anéantissant provoquaient crampes et courbatures. Des rires à grands éclats de quelques instituteurs insolents transperçaient, régulièrement, l’atmosphère, faisant sursauter ceux qui, malgré l’inconfort, tentaient un petit somme. Les menaces et réprimandes des convoyeurs ne faisaient qu’exacerber la situation. C’est aux environs de quinze heures que les bus arrivèrent, cahin-caha, à Boutilimitt. Un petit arrêt de quelques minutes permit aux plus riches de se payer du pain et des bouteilles d’eau. Aux autres, de boire aux fûts et robinets, gracieusement offerts par les propriétaires des restaurants, sis au long du goudron traversant la ville. A l’époque, les sortants attendaient trois mois avant de percevoir leur premier salaire. Pour survivre, c’était, donc, pique-assiette. Certains, après cette période obligée, poursuivront cette détestable pratique, durant tout leur séjour, c'est-à-dire, deux à trois ans, au moins. Il fallut, aux vieux convoyeurs, plusieurs minutes pour rassembler leurs indélicats passagers. Vérification faite des effectifs, les bus continuèrent leur voyage. La fatigue, la faim et la chaleur imposèrent le calme. Ceux qui ne dormaient pas regardaient, à travers les vitres, les paysages encore un peu verdoyants d’un hivernage finissant. Régulièrement, les coups de volant ou les secousses réveillaient les dormeurs de leur torpeur. A seize heures quarante-cinq, le convoi arrive à Aleg. Initialement, il était prévu d’y passer la journée. Mais, après de brèves consultations, chauffeurs et convoyeurs décident de pousser, encore, quarante kilomètres jusqu’à Cheggar. Cette décision suscita, en vain, la désapprobation de certains instituteurs. Quant à moi, sac en main, je me dirigeais, à grandes enjambées, vers la sortie. J’avais décidé de rester chez moi, à Aleg, jusqu’à la fin septembre. La rentrée des classes étant prévue, cette année-là, le 3 octobre. Mais c’était sans compter avec la détermination d’un des convoyeurs de ne déposer chacun que dans son poste d’affectation, en prenant soin de bien vérifier, sur sa liste, la destination de chaque «colis». «Tu es affecté au Hodh», me dit-il, lorsque je tentais de lui expliquer mon dessein, «alors, tu ne peux pas descendre ici.» Toutes les tentatives de le convaincre s’avèrent vaines. Les interventions des chauffeurs ne me furent d’aucun secours. J’étais dans la liste du Hodh, je ne pouvais descendre qu’au Hodh. Selon lui, les instructions étaient fermes: Les instituteurs ne descendent que dans leur wilaya d’affectation et les convoyeurs sont «responsables de nous» jusqu’à notre «livraison» à la DREF (Direction Régionale de l’Enseignement Fondamental). J’étais déterminé à rester à Aleg. L’invocation de voir ma maman, de saluer ma famille et de la nécessité de rechercher encore de l’argent n’ont pas suffi à faire lâcher l’intransigeant. Dans le bus, des voix de protestations se lèvent. Le retard commence à durer. Très énervé, je dis au convoyeur que je démissionne, à partir de ce jour. Il prit, alors, sa liste, cocha devant mon nom et griffonna quelques écritures, avant de s’esquiver pour me laisser sortir. Aussitôt, dans un vrombissement assourdissant, la petite caravane reprit la route en direction de l’Est, il était déjà dix-sept heures, passées d’un bon quart d’heure. Valise à la main, je m’engageai, dans la grande rue, vers chez moi où j’attendis, paisiblement, la fin du mois de septembre, avant de reprendre mon tumultueux voyage vers ma région d’affectation, le Hodh Chargui.
(à suivre)

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