samedi 29 mai 2010

Mémoires d'un enseignant 5

Le matin, aux environs de neuf heures, je me rendis à la direction régionale de l’enseignement fondamental. Une bâtisse constituée de quelques pièces exiguës en guise de bureaux. Elle faisait face à l’école communale où le directeur, aujourd’hui député, se démenait, non sans mal, pour imposer discipline à toute la progéniture des fonctionnaires et autres autochtones de la vieille cité. Devant la porte, se tenait un gaillard de plus d’un mètre quatre-vingt-dix, barbe hirsute, habits sales. J’appris, plus tard, qu’il s’agissait de Hamme, un fou squatteur d’un des magasins de la direction, qui, dans ses moments de lucidité, servait de gardien. C’était le 10 octobre 1988. Déjà une semaine que l’école avait, officiellement, ouvert ses portes. J’étais envoyé à Oualata, comme l’indiquait l’affiche sur un des murs de la direction. Quelques enseignants, mécontents de leur affectation, faisaient le pied de grue, attendant le directeur pour réclamation. Celui-ci était un dur de dur, de la promotion 1968.

Les instituteurs le surnommaient Carlos. Costaud et peu courtois, il pouvait, facilement, «casser du maître». Lorsqu’il arriva, vers onze heures, j’étais pratiquement le seul à l’attendre encore. Après quelques salamalecs par ci, quelques informations par là, il rejoignit son bureau. Un vieil instituteur qui faisait office de secrétaire m’introduisit. J’attendis que mon supérieur finisse de regarder de vieux documents, histoire de me faire attendre. «Oui…», me dit-il et, sans me donner le temps de répondre, poursuivit: «tu es instituteur?» J’acquiesce et me présente. Aussitôt, le directeur retire une liste du tiroir de son bureau. Je reconnus celle du convoyeur. «Ah, c’est toi le démissionnaire d’Aleg», ironisa-t-il. «Tu iras enseigner à Oualata. Prends soin de t’y rendre le plus tôt possible. Une mission de contrôle partira ces jours. Tous ceux qui ne seront pas sur place en assumeront l’entière responsabilité. – Quelle responsabilité?», rétorquais-je. Le directeur me menaçait de suspension. Visiblement, mon comportement, à l’égard du vieux convoyeur, m’avait desservi. Sans même prendre la peine d’écouter mes explications, le directeur rangea ses affaires et sortit de son bureau. Dépité, je fis de même. Dehors, j’appris que mon supérieur était parti à la wilaya. Moktar, un ancien maître de plus de trente ans de service, devenu conseiller pédagogique, avait tout entendu de la scène et me conseilla de partir. «Oualata, mon fils, c’est à plus de 130 kms, vers le Dhar. Plus de quinze heures de routes dans les camions. – Où se trouve son garage?» Moktar ne manqua pas de sourire. «Quel garage? Parfois, on peut faire plusieurs mois sans trouver de véhicule pour Oualata. Et, une fois là-bas, les fonctionnaires n’ont plus que les hypothétiques descentes du hakem, du commandant de brigade ou autres improbables missions, pour espérer revenir à Nema.»
Les interventions de mon correspondant douanier, malgré son amitié avec le directeur régional, ne me furent d’aucun secours. Et j’en apprenais de belles: trouver un enseignant de français, pour Oualata, relevait de l’exploit. Celui que je devais remplacer avait attendu dix ans pour se «libérer». Probablement, je devrais patienter autant. Ayant usé toutes les possibilités de faire revenir le directeur sur sa décision, je me résolus à partir sur mon poste. Selon mes informations, c’était une école à cycle complet, c'est-à-dire pourvue de six classes et j’aurais vingt heures de service à assurer, par semaine. «C’est», voulut me consoler un parent, «une ville sainte où tu pourras profiter pour devenir érudit. Il suffit, pour cela, d’acquérir une grande tablette. Ses oulémas, comme ses madaris, sont célèbres.» J’attendis encore cinq jours, à Nema, pour préparer mon voyage vers l’inconnu. Au cours de mes recherches, j’appris que, dans le cadre d’un projet de désenclavement des villes historiques de Mauritanie, l’UNESCO avait doté la ville d’un camion Unimog qui assurait la desserte de la cité historique. Les Oualatois l’appelaient, ironiquement, «Khabkhaba» à cause de sa lenteur. Normalement surchargé, le camion mettait trois heures de plus que la moyenne pour parcourir le trajet. En plus de quintaux de bagages, c’était, souvent, plusieurs dizaines de passagers, accrochés les uns aux autres, qui prenaient le «vol Khabkhaba», à destination de Oualata. La réservation du siège avant, à côté du chauffeur, faisait l’objet d’intenses apartés, d’interventions de connaissances, assortis de plus d’un mois de «manifestations d’intérêt(s)». Cette place de choix échoyait, ordinairement, aux «grandes» personnalités, anciens hauts fonctionnaires, imams et autres. Un soir, aux environs de seize heures, je pris, inconfortablement donc, place à bord de Khabkhaba. Exceptionnellement ce jour-là, le camion n’était pas surchargé: à peine quelques tonnes de blé, de sucre, de pâtes alimentaires, quelques chèvres, des moutons et une quarantaine de passagers. Après les dernières formalités: achat de pains, vérification des gourdes accrochées aux flancs du camion, assurance que tous les postulants à l’aventure sont bien là; Khabkhaba «décolle», dans un vrombissement qui ameute les alentours des boutiques d’Ehl Kbar devant lesquelles le mobile stationne, habituellement. (à suivre)

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