samedi 29 mai 2010

Mémoires d'un enseignant 13

Trois jours se sont passés, sans que l’école de Vir Ketane puisse redémarrer. Mes nombreuses réunions avec les rares parents disposés à m’écouter m’ont permis, à peine, d’en convaincre quelques-uns. Résultat, juste une dizaine d’élèves, aux âges disproportionnés, ont accepté de revenir. C’était hétéroclite. Alors que certains revenants avaient entre dix et onze ans, d’autres approchaient la vingtaine, c'est-à-dire trois à quatre ans de moins que l’âge du maître. Exceptionnellement, pour s’approcher du quota officiel requis pour l’ouverture d’une classe, je me résolus à accepter deux jeunes femmes, mères de deux enfants. Mes promesses d’accélérer l’installation de la cantine ne furent pas inutiles dans la mobilisation des parents à débaucher les enfants de leurs petits métiers de berger, domestique et autre. J’étais obligé de repartir à Amourj où une bonne partie de «mes» élèves potentiels s’était reconvertie en travailleurs occasionnels. Tous étaient chez une brave femme, aujourd’hui décédée, «rouleuse de couscous» depuis plus de vingt ans, dans la capitale du Kouch. Lalla m’aida beaucoup à surmonter les réticences des jeunes garçons et filles qui avaient goûté à la saveur d’un argent prosaïquement gagné, à la sueur de leur front. Deux charretiers par là, trois vendeurs de pain par ci. Des bergers à Bougadoum ou à Che’aba, des apprentis charbonniers, dans les forêts frontalières d’Adel Bagrou. L’expédition dura plus d’une dizaine de jours. La moisson fut assez encourageante.



Une quinzaine de candidats à l’école sous l’aisselle, je pouvais repartir à Vir El Ketane. La classe comptait, maintenant, une trentaine d’écoliers. Ce n’était pas une première année. Ce n’était pas non plus une sixième. C’était tout à la fois. Un mélange de tous les âges et de tous les niveaux. Autant certains ne se rappelaient plus les règles élémentaires qu’imposent l’environnement et la discipline de l’école, autant d’autres essayaient, encore, de redevenir des élèves normaux. Les éléments constitutifs d’une école étaient réunis: un maître engagé, une classe en mauvais état, une vieille cloche, des élèves peu doués, une superbe cravache et quelques livres en lambeaux. Les ânes et les quelques chèvres du village disputaient, encore, la vague cour de récréation aux nouveaux occupants des lieux. Par où commencer? C’était, là, la principale question. Plus de six divisions pédagogiques sous le même toit, c’était véritablement une donnée qui ressortait de toutes les normes. Un défi aux plus grands pédagogues. J’ai, quand même, commencé. Entre les lettres de l’alphabet et la surface du carré, les fondements élémentaires de la didactique et de la pédagogie spéciale étaient sérieusement bafouées. Je travaillais pratiquement tous les jours. Je continuais mes efforts de redressement jusque dans les maisons, le soir, sous les modestes hangars ou en plein air, quand le vent permettait, aux quelques lampes-tempête de propager leur lumière hésitante. Petit à petit, les parents, au départ sceptiques, commençaient à reprendre l’espoir. Les femmes surtout, les hommes valides ne revenant que très tard le soir, vers 22 heures, et repartant très tôt le matin, au chant du coq. La dure réalité d’une pauvreté impitoyable les obligeant à aller vendre leur force dans les villages avoisinants, plus nantis.

Je commence à m’adapter à la vie, très austère, du village. La journée a ses grands moments. Une petite animation au puits et à l’école. Pas de pain, pas de viande, pas de superflu. A peine la survie. Quelquefois, exceptionnellement, un père de famille téméraire invite l’instituteur. Généralement, l’initiative nécessite tout un cérémonial, parfois la mobilisation de toute la famille. Il faut, d’abord, trouver un poulet bien gras. Il faut, ensuite, envoyer un émissaire, à Amourj, s’approvisionner en pain, en huile et condiments. Il faut, enfin, choisir le bon moment, c'est-à-dire, celui où il y aura le moins possible de convives imprévus qui se feront inviter, parce qu’une telle opportunité est si rare qu’il est impensable de ne pas en profiter. En deux ans, j’ai été invité au moins cinq fois. C’était toujours, pour moi, une occasion de savourer du pain ramené la veille et maintenu frais dans un sachet, trempé dans une sauce à base de viande d’un poulet que d’intenses tractations avaient, enfin, soustrait à la basse-cour d’une épouse récalcitrante. Une fois par mois, je me rendais à Amourj. Pour cela, je partais dés quinze heures, à pied. Trois heures de marche me suffisaient, ordinairement, pour parcourir les dix-huit kilomètres qui séparent Vir El Kitane du département d’Amourj. Là, comme à Oualata, les fonctionnaires «tuaient» le temps en d’interminables parties de cartes, de scrabble ou de jeu de dames. L’occasion, pour moi, de reprendre mon souffle et de me soustraire à la platitude et au vide de mon charmant petit village de brousse.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire