samedi 29 mai 2010

Mémoires d'un enseignant 11

Ma permutation avec H’bib était largement consommée. Et, tandis que je m’apprêtais, moi, à rejoindre mon nouveau poste de travail, il menait déjà, lui, des manœuvres impossibles pour ne pas aller à Oualata. Beaucoup des chefs services régionaux, notamment le DREF et l’un des adjoints du gouverneur, étaient de ses proches parents. Nous étions au mois d’avril, c'est-à-dire à quelques semaines de la fin d’année dans les écoles de brousse. L’établissement où je devais me rendre disposait d’une cantine. Un détail important car, à l’époque, c’était une bonne occasion de se taper quelques sous, à moindre effort, surtout si l’on était un directeur coopératif, compréhensif et «responsable». Et, comme l’école de Vir El Ketane n’avait jamais ouvert ses portes, en cette année scolaire 89/ 90, tous les produits – riz, sucre, lait en poudre, huile, blé, semoule, sel, poisson en conserve – des 70 rationnaires de sa cantine étaient encore dans les magasins de la direction régionale. C’étaient des quantités assez importantes. Je ne savais pas comment j’allais procéder pour les transporter au village. Un matin, le directeur régional me convoqua dans son bureau. «Tu n’es plus qu’à quelques semaines, à peine, de la fin de l’année», me dit-il, «pour ta cantine [notez l’adjectif possessif], tu auras juste besoin de quelques kilos de riz et autres.



Le reste, tu en disposeras comme les autres, ça te servira de transport. Prends le soin de laisser quelques sacs chez …» C’était un de ses collaborateurs et homme de confiance. Le directeur était si «gentil» et si «courtois» qu’il m’indiqua, même, le nom du commerçant chez qui mes autres collègues liquidaient, habituellement, les produits excédentaires de leur cantine.

Pour aller à Vir El Kitane, Amourj est, pratiquement, un passage obligé. Et c’est à bord d’une Land Rover en direction d’Adel Bagrou que je m’embarque avec mes armes et bagages: deux caisses de craies, une règle plate, un compas, une équerre, une centaine de cahiers, quelques livres, une boite de peinture pour tableau noir et un gros sac contenant mes affaires personnelles. La voiture quitte le marché de Nema, après dix-huit heures. Neuf kilomètres plus loin, à Aoueinatt Rajatt, quelques passagers débarquent. Ainsi, tout au long du parcours, la voiture devient plus spacieuse, chaque fois que des personnes qui ont atteint leur village la quittent. A vingt heures, le chauffeur s’arrête au garage d’Amourj. Mon cousin, infirmier d’Etat, officiait dans ce département, depuis une dizaine d’années. Le premier passant m’indiqua sa maison. Manifestement, le cousin menait train de vie de grand chef. Voiture, troupeau et bonne renommée. Sa femme était, elle aussi, dans le métier: sage-femme. Tous deux s’occupaient de la santé des gens du Kouch. Après les salutations d’usage et le rituel des thé, zrig et autres formalités de nature à mettre à l’aise tout étranger, j’appris, à mon cousin, que je devais, dès le lendemain, rejoindre le village de Vir El Ketane pour enseigner. Enseigner qui? Enseigner quoi? Mais ils sont tous là, les gens de Vir El Ketane! Je ne savais même pas qu’ils ont une école. Non, tu ne peux pas aller là bas. C’est impossible. Tu ne pourras pas tenir. Demain, j’irais, moi-même, voir le hakem. Il faut que tu changes d’école. – Mais non, je ne changerais pas, puisque c’est moi qui ai demandé à y aller, en permutant avec mon ami H’bib.» Deux jours plus tard et me voyant toujours déterminé à partir à Vir El Ketane, mon cousin se résolut à m’emmener dans sa propre voiture. En cours de route, il m’apprit qu’il s’agissait d’un eddebaye – village essentiellement habité par des Harratines – dont les habitants étaient extrêmement pauvres, sans aucun fonctionnaire, à l’exception d’un unique instituteur qui travaillait dans les confins de Bousteila.

De temps à autre, mon cousin s’arrêtait pour recueillir femmes ou hommes qui allaient, à pied, à Vir El Ketane. Le village se situait à dix-huit kilomètres à l’ouest d’Amourj. Une trentaine de maisons en banco et quelques chaumières en paille, sises sur une colline. Au vrombissement de la voiture, des enfants et des femmes sortirent pour aller aux nouvelles. Ce n’était pas tous les jours que les voitures s’arrêtaient à Vir El Ketane! La fumée se mêlait à un fort brouillard. La nuit tombait, doucement, sur cette désolation. Habituellement, «l’garay» – instituteur en Hassaniya – habitait chez Mohamed Ra’Re, l’unique boutiquier du village. Je ne faillis pas à ce rituel. L’homme était sans âge. A ma vue, il força, quand même, un sourire, m’installa sur un bout de natte et vaqua à ses préoccupations. C’était le calme plat. Il faisait très sombre. Je ne voyais rien. J’avais soif mais mon éducation m’interdisait de commander à boire. C’eût été dire indirectement, aux gens, qu’ils ne s’étaient pas occupés de moi. Je payais, cher, le prix de ce conformisme. Vingt heures, vingt-et-une heure, j’étais toujours là, sur ce bout de natte, seul dans l’obscurité, respirant une fumée acariâtre qui m’étouffait de plus en plus. Finalement, après avoir fini de servir les rares clients venus s’approvisionner dans sa très modeste boutique, Mohamed m’invita, enfin, à entrer dans une sorte de hangar où une femme et des enfants dormaient déjà, faiblement éclairés par la lumière d’une vieille lampe-tempête.

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