samedi 29 mai 2010

Mémoires d'un enseignant 18

Nous sommes, maintenant, six instituteurs vivant, entièrement, aux dépens du maire d’une petite commune rurale sans revenus notables. Les femmes et les jeunes filles de la maison sont comme tenues en otages, par la présence d’hommes avec qui aucun lien d’aucune nature ne les lie. Pourtant, l’école, construite depuis les années cinquante, dispose d’un spacieux logement de plusieurs pièces, assorti de latrines. Sincèrement, malgré toute la sollicitude dont nous entourait la famille, je n’étais pas à l’aise. Je n’avais que vingt heures de cours par semaine mais je passais tout mon temps à l’école, sans rien faire. Après trois jours au sein de la charmante famille du maire, je dis à mes collègues mon intention d’aller vivre à l’école. Lorsqu’il l’apprit, feu Hamme se mit dans tous ses états. Mais il comprit, ensuite, les raisons de mon déménagement. Mon exemple fit tache d’huile et, bientôt, nous fumes bien installés, mes collègues et moi, dans l’enceinte de l’école. La bonne que Hamme nous avait affectée nous gavait de riz et de couscous, artistiquement préparés, contre à peine 4000 ouguiyas que chacun de nous versait, mensuellement. Nous étions, enfin, libres de nos mouvements, nous passions nos commandes de zrig, de thé et même de casse-croûte, sans gêne. Les membres de l’honorable famille Ehl Cheikh Saad Bouh, pouvaient, maintenant, loin des regards indiscrets de quelques intrus, se mouvoir, eux aussi, librement. Le petit village d’Agoueinitt était paisible. Sa petite mosquée et sa célèbre mahadra se dressaient à quelques pas de l’école. Les habitants d’Agoueinitt étaient loin d’être aussi pauvres que ceux de Vir El Ketane. Des petits commerçants, des propriétaires de petits périmètres maraîchers, de stoïques citoyens qui attendaient, avec fatalisme, la baraka. Les instituteurs, à part le directeur, le doyen Ismail Ould Yedali et moi-même, provenaient, tous, d’Ehl Gueble, entre le Trarza et le Brakna. Cette appartenance géographique est, souvent, l’objet d’une grande animosité entre gens de l’Est (Charg), connus pour leur simplicité et leur authenticité, et les autres, plus enclins à la modernité et à l’adaptation. J’allais régulièrement à Nema. Sans problème, car la Land Rover du village faisait plusieurs navettes journalières. Généralement le week-end, quand je restais au village, je donnais des cours de rattrapage, en français, à mes élèves. Gratuitement, une façon, pour moi, de passer le temps. Contrairement aux autres collègues, ceux d’Agoueinitt ne savaient jouer ni aux cartes ni aux dames et moins encore au scrabble. Pour eux, seule l’information sur les ondes de la British Broadcasting Corporation (BBC) comptait. Ils étaient, tous, des pro Saddam Hussein. L’un d’eux connaissait, par cœur, tous les principes et théoriciens du parti Baath. Il nous tympanisait, à la moindre occasion, avec les citations tirées, à tort et à travers, du livre de Michel Avlaq, «Vi Sébil El Baath». Un autre, devenu peshmerga tout en restant instituteur, était particulièrement intéressant. Je me rappelle, encore, de son unique veste qu’il a portée, tous les jours ouvrables de l’année scolaire 92/93. Chaque matin, la recherche de son pantalon qu’il avait négligemment jeté, la veille, au retour de l’école, constituait une véritable torture. Tous les matelas étaient, alors, mis sens dessus dessous, pour retrouver le pantalon de Yacoub. Après d’âpres recherches, auxquelles prenait part, généralement, tout le groupe et même, parfois, la bonne, le caleçon, très froissé, était déniché, tantôt sous un des matelas, tantôt dans un coin de la cuisine. Comme son pantalon, la radio de Yacoub le fatiguait. Féru d’information, il menait une bagarre incessante contre le vent qui arrachait, chaque jour, son antenne, placée, très haut, sur le toit de la maison. Il nous faisait, parfois, attendre une demi-heure, assis autour du plat, occupé qu’il était à rattacher le fil de son antenne, là-haut. Un jour, alors que nous venions juste d’achever nos cours, le domestique de Hamme vint nous prévenir que le hakem de la moughataa de Nema nous attendait dans la maison du maire. La chaleur était suffocante. Que pouvait bien chercher cette haute autorité? Mais bon, c’était le patron. A ce titre, mes collègues décidèrent de se présenter à lui. Moi, non. De mon point de vue, c’était à lui de venir nous voir, à l’école. Heureusement pour moi, personne ne demanda la raison de mon absence à la convocation. De retour, mes amis m’informèrent que le hakem leur avait demandé de participer aux aides en faveur de l’Iraq. Dans sa voiture, il y avait, déjà, pêle-mêle, des cabris, des coqs, des feuilles de baobab, de la gomme arabique, etc., dons des habitants d’autres villages visités pour cette mission, rocambolesque, du reste. C’est, manifestement, contre leur gré et grognons que les instituteurs remirent, au hakem, des chèques au montant proportionnel à leur degré d’allégeance au parti Baath. Pour une fois, l’insubordination m’avait servi à quelque chose. J’étais le seul sur sept enseignants à ne pas avoir déboursé une ouguiya pour une cause dont je n’étais, d’ailleurs, pas très convaincu. Le hakem envoya-t-il colis, argent, cabris, coqs, gomme arabique, feuilles de baobabs, pain de singe, à Saddam et à ses combattants? Allah seul sait.

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