jeudi 3 juin 2010

Mémoires d'un enseignant 20

L’école de Mansour comptait trois classes, pour un effectif d’à peine vingt d’élèves. Les projets d’éducation étaient passés par là. Cependant et malgré dix ans d’existence, l’école ne comptait toujours pas de collégiens. Dans la zone comme souvent dans la région, l’école était moins une opportunité d’apprendre à lire qu’à calculer, avant de partir, en Côte d’Ivoire, faire le «souvent debout» (c’est ainsi que feu Habib appelait el wegaf), dans une boutique du plateau, d’Ajamé ou de Yopogoun. Comme Agoueinitt, Mansour était un «bon poste de travail», selon la logique des instituteurs. Des parents d’élèves coopératifs. L’garay , entièrement pris en charge, nourri blanchi, assisté. Le village un peu reclus, ce qui permettait des escapades de dizaines de jours, pour entreprendre le «dixième labeur» (El Hem El Acher), loin des regards inquisiteurs d’un quelconque contrôle de routine. J’étais tout, à la fois, comme c’est souvent le cas des enseignants de brousse: directeur, maître des trois divisions pédagogiques, gestionnaire de la cantine, planton, gardien et surveillant de l’école.
C’était pratiquement la même chose que dans tous les autres villages, à quelques exceptions près. La perception de l’enseignant, presque la même chez tous les villageois. Pour eux, c’était un être ordinaire, que les aléas de la vie avaient, au hasard, balancé dans leur village. A cause des comportements de beaucoup d’instituteurs, la mission de l’enseignant était, souvent, négativement perçue. En présence de n’importe quel autre fonctionnaire, gendarme, vaccinateur d’élevage, infirmier, garde forestier, agent municipal, l’instituteur perdait, aussitôt, tous ses privilèges. Parfois appelé, même, à participer à la servitude de ces étrangers «officiels». Le mois d’octobre à Mansour, c’était la période des champs. Souvent le soir, après la classe, je partais rejoindre mes amis, Ehelna et Mohamed, à quelques deux kilomètres au sud du village. Sous un grand arbre, un thé improvisé sur de grosses braises, assorti de quelques graines d’arachides et d’une poignée de biscuits Sarakollé, nous permettait de dégager le complexe ( ?) et d’attendre, tranquillement, que les troupeaux de chèvres finissent, enfin, de brouter quelques dernières herbes, avant la tombée de la nuit. L’occasion, pour Ehelna, de nous raconter, pour la énième fois, les péripéties de son séjour de six mois en Libye, comme domestique dans la maison de l’ambassadeur de la Mauritanie, un parent des Oulad Daoud, comme lui. A l’époque, à cause de l’instabilité sociale au Mali, la zone de Fassala Néré et de Bassiknou était infestée de campements touaregs. Nara était juste à quelque cinquante kilomètres. Régulièrement, les accrochages entre Maliens arabes et bambaras faisaient des morts et blessés. Entre Mansour et Fassala, les chameliers touaregs quadrillaient le terrain. Les marchés hebdomadaires florissaient. C’était de véritables kermesses où les commerçants, venus des quatre coins de la région et parfois, même, d’au-delà – Katawane, Legneiba, Mouacheich, Trenguenbou, Touil, et autres Mavnadech, Adel bagrou, Amourj et Timbedra – proposaient tout. Du beurre de vache, de chèvre, de la viande sèche de chameau, de gazelle, des nattes, des tissus de toutes les couleurs et de toutes les provenances, des graines, des volailles, des animaux et des marchandises de toutes sortes. Les transactions se faisaient et se défaisaient au gré des humeurs, des connaissances et des profits. L’argent, l’ouguiya, le franc, le troc, tout passait, selon des réglementations transfrontalières improvisées dont les sources puisaient leurs origines dans les références, alambiquées, des contractants. Je faisais toujours «rentrer le marché», une expression locale consacrée pour dire «prendre part au marché hebdomadaire». Je n’oublierai jamais que c’est dans un tel marché hebdomadaire que je me suis procuré, à 350 ouguiyas, un livre de grammaire arabe que je détiens encore. C’était, aussi, une bonne occasion, pour les instituteurs de brousse, de liquider, sans risque, les reliquats des produits de leur cantine. Naturellement, je ne connaissais personne, à Fassala, mais j’y venais régulièrement, pour rompre la monotonie du village. Exceptionnellement, les dix instituteurs de sa grande école vivaient seuls et indépendants, dans trois chambres qui les contenaient à peine. Pêle-mêle, cahiers de préparation et de devoirs, vieux livres, chemises sales, pantalons et boubous sans couleur tapissaient la salle, des haillons accrochés sur tous les murs. Ustensiles divers, reliefs d’un thé de la veille côtoyaient matelas, coussins décousus, bouts de pain et «chambres» de tabac, jaunies par les temps. Quand, en fin de semaine, les instituteurs de brousse venaient grossir l’assemblée, l’ambiance devenait vite délétère. Le weekend, rien de spécial. Quelques pains de bois, comme d’habitude, un thé ordinaire, un pot de Gloria, pour le zrig des «autres gens», et un riz, tout blanc, piqueté d’un quart de kilogramme de viande. Habituellement, la journée se passait sans histoires. A l’époque, il n y avait pas encore de téléphone et les instituteurs parlaient de tout: des dernières nouvelles, des vacances, des probables visites des inspecteurs, des prochaines tranches de la cantine, en attendant de retourner dans la paix et le bonheur des leurs.